©William Pestrimaux

Me voici de retour à Bonlieu – Scène Nationale d’Annecy pour assister à l’aboutissement de « Promesse Factory », le projet participatif de la Compagnie Les Inachevés. Pendant deux ans le metteur en scène Moïse Touré a accompagné une cinquante de femmes, habitantes du bassin annécien dans un projet de pratique artistique mêlant théâtre, chant, danse, image, et avec pour objectif celui de représenter la diversité, la complexité et l’universalité de la condition féminine.

J’avais déjà rapporté pour les lecteurs de I/O Gazette la première restitution de ce projet en octobre dernier. Intitulée « Je suis femme, je suis l’humanité » il s’agissait d’un travail de montage sonore, poétique et photographique qui venait réparer le manque laissé par la disparition des 237 lycéennes enlevées au Nigeria par la secte Boko Haram, la représentation étant pensée comme un geste d’empathie citoyenne, d’identification solidaire.

Ici nous retrouvons ces femmes après une saison d’ateliers au cours desquels elles ont pu se familiariser avec les arts de la scène mais aussi découvrir ou redécouvrir qui elles étaient grâce au cadre bienveillant de la représentation. Les Inachevés travaillent depuis toujours cette « matière humaine » et utilisent les arts comme outils de révélation de la singularité de chacun. De nombreux artistes sont intervenus auprès des participantes dans le but à chaque fois de leur faire percevoir et exprimer leur condition de femmes : les chorégraphes Francis Viet et Darrel Davis leur ont fait découvrir la danse contemporaine ; elles ont exploré les grandes figures tragiques féminines avec la comédienne Bintou Sombié et le dramaturge Jacques Prunair ; elles ont travaillé le chant et la voix avec Claire Delagado…

Mais même si ce n’étaient pas le cœur du projet, celui-ci avait quand-même bien pour horizon final la création d’un spectacle. Alors comment inventer une forme scénique qui témoigne de ce voyage intérieur et collectif ? Que raconter ? Là encore, que représenter ? L’intelligence de Moïse Touré, c’est évidemment d’être parti des participantes elles-mêmes, de ce qu’elles voulaient dire et transmettre. Il a donc d’abord enregistré leur voix et ces témoignages sonores sont une colonne vertébrale autour de laquelle s’articulent quatre tableaux où sont évoqués tour à tour l’identité, l’exil, la violence et la réconciliation, fil narratif très fin qui esquisse un sentier du chaos vers l’harmonie. A l’intérieur de ces séquence, une foule d’événements existent les uns avec les autres : textes, danses, chants, scènes… Des images filmées lors des ateliers dialoguent avec des archives d’autres spectacles de référence comme le fameux « Sacre » de Pina Bausch, le tout projetées sur un tulle. L’espace découpés en plusieurs plans témoigne ainsi à la fois du chemin parcouru mais aussi d’une culture commune, en transparence, en surimpression, comme agit la mémoire. Le spectacle se compose alors en mosaïque, chaque carreau est un moyen de dire le monde (un corps, un geste, une voix, une langue…) et travaille à sa manière la question de la féminité dans son ensemble. Dans cette polyphonie, ces interprètes d’un soir ont pour partenaires des comédiens professionnels comme Dominique Laidet, Sylvie Jobert ou encore le célèbre Fedih Heddaoui, et ce partage du plateau entre les artistes et les habitantes réaffirme le théâtre comme lieu de rencontre et de tissage du lien social. Ensemble elles convient Médée, Phèdre, Antigone, Cassandre ou encore Bérénice, comme des monstres qui sommeillent en chacun de nous et dont il faut prendre soin pour ne pas que leur fureur nous gagne.

©William Pestrimaux

Car c’est bien d’une prise de pouvoir dont il s’agit. D’une part cette diversité n’est quasiment jamais représentée de nos jours, et d’autre part, les gens ordinaires se sentent souvent étrangers aux lieux de culture qui pourtant leur appartiennent. Alors l’occasion est trop belle pour ne pas reprendre la main sur le plateau. Moïse Touré en témoigne : « Quand on a commencé à répéter, elles avaient mille idées par jour. Et il fallu inventer une dramaturgie qui s’adapte à toutes leurs contraintes. » Pour être disponibles pour la résidence finale de trois semaines entières certaines femmes ont posé des congés ; d’autres modifié leurs horaires ; certaines enfin devaient quitter la répétition pour aller faire une heure de ménage à l’autre bout de la ville. C’est là que le travail de Sabrina Calvi a été essentiel. C’est elle qui a fait le lien entre le théâtre et les participantes tout au long du projet. Elle qui, à chaque séance, s’est assurée que chacune était disponible, informée, véhiculée pour venir en répétition. Elle qui a su les soutenir dans les moments difficiles. « J’ai le sentiment que ce projet a beaucoup apporté à ces femmes, tout comme elle nous ont aussi beaucoup apporté», me confie-t-elle. Car le spectacle est né de la rencontre de deux impératifs, celui du quotidien de ces femmes, mais aussi celui de la scène : se placer en lumière, tenir un rythme, refaire les choses encore et encore, attendre parfois des heures avant de passer sa séquence… Toutes n’ont pas eu la possibilité d’aller jusqu’au bout et celles qui étaient sur scène ce mercredi 3 mai connaissent ce que représente l’engagement artistique. Une autre forme de prise de pouvoir à mon sens, sur sa propre vie cette fois, et pour défendre et partager avec les autres une vision du monde.

©William Pestrimaux

Car ce que me raconte avant tout « Promesse Factory », c’est un début de réponse à la crise de la représentation. Quelle soit politique ou scénique, peu importe. Il faut en finir avec le mandat que l’on laisse aux autres pour agir à notre place. Il faut représenter autrement. Ce soir-là, deux personnes s’étripaient devant des millions de téléspectateurs tandis qu’une pognée de femmes et d’artistes agissaient devant et dans le cœur du public. Leurs actes traduisaient la mixité d’une ville, qu’elle soit sociale, culturelle ou générationnelle. « J’ai côtoyé des personnes que je n’aurais jamais rencontrées autrement » me dit Ela, arrivée de Pologne il y a vingt ans avec vingt euros en poche et aujourd’hui chef de trois entreprises de management et d’informatique. « On avait carte blanche et tout ce qu’on raconte dans le spectacle, c’est vrai. Même Médée, Antigone, c’est quelque part en nous. », ajoutent Keltoum et Fatma, tout à fait conscientes du principe métaphysique du théâtre qui dit la vérité du monde au delà du réel. « On ne naît pas humain, on le devient » termine Moïse Touré, parodiant Beauvoir. « Et avec ce projet, je crois que nous aurons tous appris à être un peu plus humains ». L’humanité ça se travaille, ça n’est jamais acquis, et de voir qu’aujourd’hui des artistes, une scène nationale et les habitants d’un territoire choisissent de vivre ensemble le théâtre comme facteur d’humanisme, c’est une belle promesse.