© Gianmarco Bresadola

Eurydice se tait. Eurydice s’est toujours tue. Et qu’importe sa voix, quand celle d’Orphée égale l’art des dieux, charme la nature et plie tout homme à sa volonté ? Eurydice se tait ; pourtant elle aussi a quelque chose à transmettre. Quand son futur mari vaque à ses occupations, le flot de ses pensées envahit l’air et se projette sur la page. Eurydice cherche le point de fuite, le fluide de l’encre et la transcendance de l’écriture. Eurydice parle dans les didascalies du mythe dévorant d’Orphée.

Le déchiffrage de la matière brute et dense de Jelinek s’offre tout à la fois comme gageure et champ de laboratoire pour la mise en scène. Le texte s’écoule d’un trait. Difficile d’y voir toujours très clair alors même que l’autrice soulève des enjeux fondamentaux concernant la structure des récits mythiques, la fonction de l’image et leur portée dans l’imaginaire collectif. Katie Mitchell choisi de considérer ce bloc comme le déroulement d’une pensée silencieuse : l’âme ou la conscience d’une Eurydice moderne, petite amie d’une rock star, tenue d’attendre cette dernière dans les loges d’un show qui ne lui appartient pas. Toujours prête pour se faire sauter et pour exaucer les moindres souhaits du chanteur capricieux et égoïste. Dans l’envers du mythe masculin, cachée en creux, la femme semble ne rien pouvoir dire. Constamment violée dans son intimité. Cet être, auquel les grecs n’attribuaient pas même l’honneur d’une identité propre, est toujours renvoyé à lui-même, sans possibilité d’échappatoire.

La puissance texte est alors d’en proposer une ; d’interroger la défaillance des schémas culturels, des rapports de domination genrés pour proposer une nouvelle voix/e. Eurydice n’a pas honte d’embrasser sa condition d’ombre, car dans le nihilisme de son existence se trouve un refuge inespéré. Une « chambre à soi », si l’on veut. Un espace composé par l’attente et l’apparence du silence. Mais un espace choisi, enfin, ardemment souhaité. Le choix de l’ombre ne stipule pas l’abandon, le contre-sens serait trop facile. Il marque le mouvement d’une libération, la marque personnelle d’un être sur son destin. Et tant pis si celui-ci ne plaît pas aux autres qui retrouverons toujours à redire.

La rencontre entre la langue d’Elfriede Jelinek et le perfectionnisme de Katie Mitchell est un combo gagnant. La metteuse en scène anglaise, régulièrement mise à l’honneur dans de prestigieux festivals en France, semble avoir conquis la capitale de l’hexagone cette saison. Elle expérimente d’ailleurs le même dispositif scénique pour La maladie de la mort aux Bouffes du Nord, qui réussit à traduire sa vision du texte à merveille. Un titre qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui d’un autre texte de l’écrivaine viennoise : Maladie ou femmes modernes (1984). Le statut de l’image est morcelé et ré-assemblé en un même mouvement, entrelaçant la performance théâtrale avec un traitement cinématographique ingénieux. Le produit final – l’image léchée – monté en live dans la plus grande fluidité, surplombe la scène. L’œuvre interroge la création. Le fil narratif n’est, en fin de compte, que ce qu’on souhaite montrer. L’homme en a été le maître ; la femme pourra-t-elle nous faire changer de perspective ?