Entre les rouages de la machine, la vie

Robot, l’amour éternel

© Gregory Batardon

« Robot, l’amour éternel » est le dernier volet de la trilogie de l’intime de Kaori Ito. Après avoir partagé la scène avec son père, Hiroshi Ito, dans « Je danse parce que je me méfie des mots » puis avec son compagnon, le comédien et circassien Théo Touvet, dans « Embrase-moi », c’est seule que la danseuse et chorégraphe japonaise se présente à nous pour raconter en parole et en mouvement les liens qui se tissent entre la vie et la mort dans nos modes de vie moderne.

Une figure centrale pour l’aborder, celle du robot, la chose mécanique animée mais à qui il manque encore l’âme et la conscience. Comme on sort d’une chrysalide, ou comme l’emballage plastique d’un nouveau produit, elle déchire l’enveloppe du plateau, carré blanc, laisse apparaître un membre et tâtonne pour sortir petit à petit d’un trou et se tenir debout. Elle décompose ses mouvements à la manière des cyborgs, une articulation après l’autre, les répétant en y ajoutant chaque fois un nouveau geste, jusqu’à ce que, achevée, la séquence trouve enfin son sens. Sa façon d’imiter le mouvement robotique est magistrale et avec elle sa manière d’évoquer le fonctionnement des algorithmes de l’IA qui apprend d’expérience en expérience.

Pourtant, ce n’est pas tant la question de l’intelligence artificielle qui se pose ici, de l’autonomie que prennent peu à peu les machines autour de nous, mais plutôt celle de la mécanisation de notre humanité, la façon dont notre vie perd de sa substance par la planification et la répétition des gestes et des situations. Nos actions sont organisées par des applications qui les rentabilisent, et il devient de plus en plus difficile d’interagir avec l’autre durablement. Cette mécanisation, Kaori Ito en témoigne en faisant part de son quotidien d’artiste : les répétitions, les tournées prévues parfois des années à l’avance… Tandis que son journal intime est récité par la commande vocale de son téléphone, elle continue à se mouvoir, à chercher parfois ce qui peut la contenir, dans quoi elle peut s’inscrire, en utilisant des moulages de parties de son corps : un coude, une hanche, la moitié de son visage… Ce multiple décalage du récit parfois très personnel avec la voix artificielle et du corps en contact avec ces morceaux de carapace fait naître en nous une foule de sentiments contradictoires, du rire au vertige de l’abîme. C’est ce vide justement que l’artiste semble appeler de ses vœux en jouant avec ces trous au sol. Un vide, non rempli par un planning, et qui laisse l’espace nécessaire à la génération, fil mélancolique tendu entre la vie et la mort, cordon ombilical ou câble USB, remède à la solitude qui glisse sur les genoux de la danseuse tandis que la voix de Rosemary Standley réinvente Purcell. « Robot, l’amour éternel » est la célébration d’une naissance, une naissance sous forme de libération : quitter le programme pour laisser la place à ce qui nous dépasse et qui vient après nous.