Les sueurs chaudes

Decadance

(c) Julien Benhamou / OnP

Pièce créée en 2000, « Decadance » déploie enfin sa corolle envoûtante au palais Garnier. Derrière ce titre taquin se dessinent néanmoins les ambitions esthétiques de Naharin, sauvages et chaotiques. En un mot, « Decadance » livre un programme suivi à la lettre par les danseurs : décadanser, c’est danser en décidant savamment de choir, une déchéance brownienne remplie de décisions incertaines. Spectacle somme, pot-pourri de pièces plus illustres les unes que les autres, le programme est un parcours qui ploie et se tord. Rien d’innocent à ce que la pièce s’achève sur un étonnant paradoxe, un welcomefinal lancé de façon tonitruante dans « Sadeh 21 » qui devient en un rien de temps un salut de fin de spectacle. Un corps qui dansait la bienvenue se plie pour un touchant au revoir, mais ce salut n’est pas une courbette. Repris en 2018, à un moment où Naharin s’éloigne peu à peu de la Batsheva, spectacle de toute une vie, cette fin et ce programme paraissent une ultime boutade adressée au monde. Nul ne part dans ce monde renversé où fin ne signifie que début. « Decadance » rappelle que la méthode gaga est affaire de chamboule-tout, où tout corps se donne comme poupée de chiffon, roulant et se tordant aisément. En s’imaginant à la foire, le spectateur ressort vainqueur de ce grand jeu de conserves, et Naharin nous offre le plus beau des cadeaux comme récompense.

L’architecture du spectacle pourrait alors être comparée à une ogive, une ellipse qui dessine la nervure d’un bâtiment, solide et friable, un chemin de ronde inscrit au toit des temples. Les danseurs de l’Opéra de Paris ne nous transmettent donc pas un mythe chorégraphique éculé ni assagi ; ils réussissent à s’emparer de la magie gaga en faisant éclater tout un enseignement scolaire. Lors de la reprise de « Seder », ils s’adressent autant à Apollon qu’à Dionysos, ils dansent dans la déchirure de deux adorations pour danser la leur. « Decadance » fait de chaque danseur un funambule, figure à propos de laquelle, on s’en souvient, Genet écrit qu’elle doit se précipiter dans la blessure de l’enfant et dans la solitude, puisque « c’est là qu’il pourra découvrir la force, l’audace et l’adresse nécessaires à son art ». Résonance vibrante. « Decadance » à Garnier, c’est aussi se souvenir de cette image de tout un public levé à la moitié du spectacle. Naharin fait lever les gens comme on fait lever du pain, voilà ce que nous sommes avec lui : du pétrin qu’on fait gonfler et qu’on aère, avant qu’on vienne le manger, à moins qu’on ne se contente de le rompre.