© Sophie Madigand

Une pièce, le temps d’un match de football diffusé sur le plateau. Comme pour réunir les âmes, mais surtout faire du théâtre un geste performatif et de communion duquel peuvent jaillir ces mots et ces images qui rendront leur brillance à nos intelligences bafouées.

Un geste de conciliation, donc, qui jamais ne s’oublie dans le goudron des médiations politiciennes. Et pourtant, tout devait nous mener à sortir de la salle les joues collantes de ces larmes de miel dont nous connaissons si bien le goût, tant l’argument de la pièce semblait construit pour faire des comédiennes ces abeilles travailleuses au service d’un propos éculé sur « la difficulté d’être une femme, d’être homosexuelle, noire ou ronde. » Pour sortir immédiatement de l’écueil que constituait l’idée même d’un tel projet, Rebecca Chaillon a opté pour la seule solution possible: faire du théâtre. Entendre ici, « du théâtre, et non de la politique », faisant ainsi de facto de ce théâtre un geste intrinsèquement politique qui n’a besoin de s’assumer en tribune pour être.

Des images alors, immédiatement. D’entrée de jeu, le corps de Rebecca Chaillon s’impose sur un fond de scène devenu gradin de stade pour s’afficher fumant et mangeant à l’excès, affichant d’emblée sans discours nécessaire toute la belle ambiguïté de sa situation de femme lesbienne qui veut faire du football. Mais dans son théâtre, une image en chasse l’autre et à la douce mais drôle mélancolie de cette première image fait suite une autre : celle de 10 joueuses qui déboulent solidement sur un plateau qu’elles occuperont ainsi que le monde, sans jamais déserter pendant 90 minutes.

Sur la terre battue qui recouvre le plateau, tout se mélange jusqu’à faire de chacun des mots dits et des images construites les graines de ce monde qui poussera peut-être et dont nous rêvons. La pisse, les crachats, les couleurs de la nation et les pleurs de ceux qui la font. Tout sera mélangé dans un balais de séquences saccadées, certaines plus efficaces que d’autres. Alors que les joueuses, nues, sortent des vestiaires pour chacune venir s’abreuver du corps et des mots de la pythie Chaillon, c’est Castellucci qui s’impose et les images d’une Orestie fondatrice du théâtre d’aujourd’hui. Mais ce n’est pas toujours le cas, et c’est bien ainsi tant ce geste vaut aussi par sa jeunesse. Oui, à certains instant les mots trébuchent et les sens se défont, noyés que nous sommes parfois dans le mélange des pensées puisque tout y passe : le politique, le football comme rituel, la dictature de Vladimir Poutine… tout. Strictement tout.

Victoire par chaos de l’artiste sur son public, vous direz-vous ? Certainement pas. A force de seriner des idées et de magnifier nos vues, Rebecca Chaillon et ses joueuses ne font ici rien que leur mission. Alors que de sous la terre apparaît en fin de représentation le vert d’un gazon riche comme l’espoir, elles ne nous posent plus qu’une seule question, claire et limpide celle-ci : « Quand est-ce qu’on arrête de rêver dans le vide ? » Et la réponse semble être très claire, elle aussi : maintenant.

Au Carreau du Temple, à Paris, les 29 et 30 novembre 2018.