© Stephen Cummiskey

Sur la poêle encore chaude de ses multiples productions parisiennes, Katie Mitchell remet le couvert. Son habituel dispositif dramaturgique — imbriquant récitation, jeu et vidéo live — sert ici un texte sulfureux de Virginia Woolf. Cette dernière rejoint le chapelet des figures littéraires féminines qu’affectionne l’artiste britannique, aux côtés de Duras et Jelinek ; leurs textes ardus, re-moulinés selon les trois niveaux de représentation et de narration, avaient déjà mis en exergue le meilleur comme le moins bon de ce modèle ingénieux de mise en scène. La recette reste de toute évidence vendeuse puisque Katie Mitchell la ressert à un public parisien mordu d’elle, comme un objet à part entière, une marque d’autrice accomplie.

Réussira-t-elle à nouveau ? Il plane comme un doute imperceptible, tandis que les premières images tentent de plonger le spectateur en complète immersion dans les méandres d’un récit quasi fantastique. Contrairement à ses travaux précédents, Katie Mitchell opte ici pour un montage moins virtuose puisqu’elle choisit d’y coudre des enregistrements réalisés au préalable (et non directement sur scène). De facto, l’illusion proprement théâtrale se délite légèrement au profit d’un travail cinématographique qui semble, par moments, plus simplement narratif. La fable elle-même est résumée de façon quelque peu criarde, quoique l’ossature du voyage réel et métaphorique d’Orlando, Tirésias élisabéthain, soit respectée. Pourtant, malgré quelques trébuchements, la mayonnaise dramaturgique monte lentement. Katie Mitchell démontre encore et toujours son goût du détail en proposant une mise en scène de l’étirement temporel du récit (sur près de quatre siècles) qui tisse ensemble et entremêle des éléments de décors et de costumes appartenant à des époques différentes. C’est ainsi la scène toute entière qui se fait toile ; pas simplement écran lisse de cinéma, mais bel et bien métier à tisser, où fourmillent les aspérités vivantes du jeu théâtral.

Ce sont bien entendu des questions profondes, fondamentales même, que la metteuse en scène pose inlassablement : celle de la représentation, d’une part, mais aussi celle du témoignage ; c’est-à-dire de la possibilité, sincérité et authenticité d’un récit en fonction d’une variation de points de vue. En puisant dans un matériau d’origine britannique, Katie Mitchell semble renouer avec un esprit humoristique qu’on lui sent familier et qui lui permet de changer légèrement le focus de son travail. En procédant au rééquilibrage des différentes intersections narratives et esthétiques entre texte, jeu et image, Katie Mitchell cherche avant tout à s’amuser avec l’autorité qu’elle possède sur son propre dispositif. Sans aucun doute, cette nouvelle adaptation, placée sous le sceau d’un cynisme tourbillonnant, prend à parti l’artiste elle-même ainsi que l’autrice du texte original. Ici encore, en mettant son art à l’épreuve d’une grande personnalité, Katie Mitchell entame un dialogue à travers le temps et traduit dans son propre langage scénique des fétiches littéraires. Avec Woolf, la question du témoignage devient celle du biographe — figure empruntée par Woolf pour conter la vie d’Orlando — dont le mentir-vrai concocte un « documenteur », alchimie fictive exaltante qui déforme le réel à loisir sans jamais se nommer.