Anamorphose

Je me souviens le ciel est loin la terre aussi

(c) Laurent Padiou

Il y a vingt-cinq ans, en 1994, au même endroit, dans ce théâtre Garonne, Aurélien Bory n’était que spectateur. Il rencontrait l’œuvre de Mladen Materic « Le ciel est loin la terre aussi ». Le metteur en scène d’ex-Yougoslavie était alors programmé dans ce théâtre toulousain… La rencontre fut un choc pour le Colmarien de vingt-deux ans. Lui qui fera de ses spectacles des architectures à la croisée des genres, où se mêlent les disciplines autant que les distorsions du temps et de l’espace, et où l’esprit vagabonde au rythme de la beauté des tableaux, découvrira en quelque sorte ce qui peut apparaître comme une grammaire fondatrice de son art : « Le théâtre n’a pas de forme donnée, il est possible – et même nécessaire – de le réinventer », dit-il.

La recréation du spectacle qui l’avait alors marqué, sous une forme différente, en s’associant au metteur en scène de la pièce initiale et en faisant revenir deux des comédiens d’origine, est l’occasion pour le plasticien de heurter le souvenir à la fidélité de la mémoire. Des surcouches et des lambeaux de traces s’effritent ou gonflent à travers le temps ; ce qu’il reste d’images chez Bory se confronte à ce qu’il subsiste chez Materic, lui-même portant un regard a fortiori différent dorénavant. À partir des décors du spectacle d’origine, que Materic avait gardés, la performance double la lecture possible : en reprenant d’une part le questionnement – issu de la forme initiale –, du temps qui passe, du milieu de vie et des choix de l’individu, des évaporations des espérances et de la persistance des idéaux, mais en le doublant d’autre part du prisme d’une recréation vingt-cinq ans après, anamorphosant alors l’œuvre de départ et y ajoutant la question de l’altération du souvenir, de l’imprégnation d’images et de la disparation d’autres, Bory et Materic offrent une œuvre à la narration poétiquement évaporée, brouillée par les volutes de l’impuissance de l’individu face au temps et par l’entêtement et la pérennité d’instants clés, au rythme de la vie, dessinés ici en fragments d’images et de tableaux à la renversante beauté, où les balles de ping-pong s’accumulent en guise de neige, où les murs coulissants modifient sans cesse les espaces et la perception du temps, doublée de projections vidéo qui superposent les époques…

Vulnerant omnes, ultima necat, dit-on. Pas chez Bory, où chaque heure qui passe donne à imaginer la précédente, et où la suivante n’est jamais la dernière.