Le royaume de la liberté

Le Monde

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Dans une œuvre largement consacrée à l’analyse du capitalisme et de ses contradictions, rares sont les endroits où Marx dépeint la formation sociale à laquelle il aspire. Il se l’autorise dans un passage célèbre de « L’Idéologie allemande » : « […] dans la société communiste où chacun, au lieu d’avoir une sphère d’activités exclusive, peut se former dans la branche qui lui plaît, c’est la société qui dirige la production générale et me permet ainsi de faire aujourd’hui ceci, demain cela, de chasser le matin, d’aller à la pêche l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de m’adonner à la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. » L’émancipation se voit ainsi figurée sous l’aspect d’une libre polytechnie susceptible d’épanouir en l’homme ses virtualités sensibles et intellectuelles.

Le monde imaginé par Old Masters surpasse même l’utopie marxienne : se présente à nous une latitude sous laquelle gestes et paroles sont étrangers à toute fonction instrumentale ou du moins aux fonctionnalités ordinaires. Après une aurore harmonique, « Le Monde » nous éveille à de nouvelles et surprenantes conventions : la bizarrerie des rituels qui se succèdent sous nos regards incrédules n’a d’égale que l’application et la résolution avec lesquelles ils sont ordonnés. L’alimentaire et le symbolique, le ludique et le politique, le matériel et l’idéel se croisent en des articulations jamais advenues. Dans une seconde partie, l’invention gestique cède le pas à celle des mots : ceux-ci se voient à leur tour déconnectés de toute transmission utilitaire ; le jeu libre et la poésie seuls fondent leur épiphanie incertaine mais déterminée.

Face à ces agencements insolites, l’assistance troque sa lunette spectatrice pour celle de l’ethnologue abordant une terra incognita. Le royaume de la liberté.