Macbeth en chapka

Lady Macbeth de Mzensk

(c) Bernd Uhlig / Onp

Toujours hanté par ses thèmes récurrents à la manière des fantomachies qu’il affectionne, Krzysztof Warlikowski aiguise avec brio sa grammaire dramaturgique et nous offre l’une des meilleures mises en scène que l’Opéra-Bastille ait connues depuis longtemps.

L’opéra de Chostakovitch exige un effort de traduction incommensurable. Ouvrage postrévolutionnaire contant les mésaventures d’une bourgeoise dans un xixe siècle tsariste, elles-mêmes inspirées d’une lecture de Shakespeare passée au filtre d’un optimisme dostoïevskien, la pièce est une œuvre de la contradiction. La violence n’est pas une épée de Damoclès vaguement conceptuelle mais s’infiltre partout. Ombre du plus froid des monstres froids, elle irradie aussi au travers de chaque individu, fourbu et désillusionné. Depuis cet Est européen souvent dissocié et incompris du reste du Grand Continent, « Lady Macbeth de Mzensk » plonge en nous un regard acéré ; un regard désespéré mêlé à d’ultimes fragments d’espoir, dirait Czeslaw Milosz.

Plutôt que d’arrondir les angles, Krzysztof Warlikowski choisit au contraire d’affronter cet opéra dans toute sa matérialité. Il évite, ce faisant, une lecture d’idéologue façon traduttore traditore. Les points de tension, les dynamiques de conflit ne sont jamais à sens unique. Voici le peuple opprimé lui-même oppresseur ; la femme martyrisée elle-même criminelle. Chaque victime devient bourreau – souvent le sien propre. En exposant ces saillies de brutalité sur un ton tout aussi cru, le metteur en scène rend possible leur dépassement. Du chaos et de la désespérance naît une terrible forme de sublime. La prison dorée dans laquelle se trouve enfermée Katerina, astucieux espace dans l’espace, à la fois offert aux yeux de tous et fermement tenu sous verrous, intensifie ses passions et accélère l’avènement du drame.

Mais il n’est pas suffisant de représenter une image du chaos ; encore faut-il le faire réellement surgir. L’escalade haletante de l’hubris est magnifiée par le développement du décor. Celui-ci devient, notamment à l’acte III, un personnage à part entière. Pour tisser ce faisceau de sens, Warlikowski s’amuse à convier des univers épars, proposant ainsi des variations de ce que représente la matérialité du théâtre lui-même. Des scènes de cirque ou des clins d’œil à Feydeau côtoient, entre autres choses, un univers numérique aux allures fantastiques animé par Kamil Polak. Utilisées avec beaucoup de parcimonie, les vidéos agencées par Denis Guéguin évoquent avec sobriété mais efficacité la dure réalité de la société russe, les affres de sa politique et les tourments métaphysiques de son peuple.

Bien entendu, il fut impossible de faire les louanges de pareille réussite sans le talent des musiciens. L’orchestre de l’Opéra national, sous la baguette d’Ingo Metzmacher, d’ores et déjà entré en collaboration avec le metteur en scène pour « Le Château de Barbe-Bleue » et « La Voix humaine », offre une performance très juste, particulièrement saisissante sur le plan des jeux de dynamiques et de timbres. Sur scène, l’ensemble des rôles solistes et du chœur se laisse entraîner par la performance extraordinaire du duo de tête : Pavel Cernoch et Ausriné Stundyté nous foudroient grâce à des voix impeccables et à un jeu inouï qui – il faut au moins l’espérer – pourra en inspirer d’autres. Aussi bouleversante dans ses scènes de furie que pénétrante lors de longues traversées vocales pathétiques, jouant avec justesse sur le fil de l’émotion, Ausriné Stundyté nous aura prouvé que, à l’est, les écoles de chant ont bien évidemment encore et toujours à nous apprendre.