Pas Satan, juste une vieille vache

Les Sorcières de Salem

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Si les œuvres montées par Emmanuel Demarcy-Mota s’inscrivent dans une « continuité d’interrogations » sur le rapport entre l’individu et la démence collective, le directeur du théâtre de la Ville s’attaque cette fois à une pièce autrement dialectique que sa dernière expérience camusienne (« L’État de siège »), se tournant vers le magico-réalisme américain d’Arthur Miller, qu’il juge trop peu représenté dans les théâtres français.

À l’heure où tous les classiques féministes rejaillissent sur les scènes parisiennes, et où la sorcellerie est redevenue une mythologie puissante pour interroger les représentations de la femme dans la société (chez Chloé Delaume et Mona Chollet, entre autres), « Le Creuset » (traduction du titre original, « The Crucible ») sonnait un peu comme un récitatif obligé, même si la mise en scène de Demarcy-Mota transcende intelligemment cette relecture circonstancielle pour réverbérer la crise des valeurs vertigineuse qu’elle illustre, où « tous les faux-semblants » ne volent jamais « en éclats ».

Plus minimaliste que celle de ses précédentes productions, sans doute parce qu’elle est contrainte par la bonbonnière étroite de l’Espace Cardin, la scénographie qu’il bâtit avec Yves Collet a tout du « chaudron maléfique » que représente pour lui la dramaturgie de Miller, déclinant comme ils en ont l’habitude une boîte noire crépusculaire, ardoise ensorcelée par la force déréalisante d’un tulle noir, de panneaux mobiles et de découpes lumineuses, qui font apparaître et disparaître subrepticement personnages et espaces. Le lyrisme grand-guignolesque de Demarcy-Mota se met judicieusement à l’épreuve du réalisme noir de Miller, émoussant l’emphase antipsychologique dont ses acteurs ont l’habitude (tous excellents une fois encore, mention spéciale pour Grace Seri et Élodie Bouchez).

Convoitant un sens quasi hollywoodien du fantastique, par ses intermèdes gospeliens, sa bande-son pleine de corbeaux et ses chorégraphies possédées, le spectacle se donne lui-même à voir comme un « creuset » en ébullition érigé contre « les facilités de lecture du monde ». À force de tenir si serrées les contradictions, par un matériau scénique tellement prenant et compact qu’il en deviendrait presque divertissant, Demarcy-Mota réussit-il à faire des « Sorcières de Salem » un véritable échafaud analytique ? « L’art, comme la magie, consiste à manipuler les symboles, les mots ou les images pour produire des changements dans la conscience », écrivait récemment Mona Chollet, suggérant qu’entre une scène ensorcelante et un sortilège purement mystificateur il n’y a parfois qu’un pas, que Demarcy-Mota, avec ses images mentales pleines de poupées vaudoues et de pieds pendus empoussiérés, ne franchit pas tout à fait.