© Dorothée Thébert Filliger

S’attaquer au monstre qu’est Louise Bourgeois est ambitieux. En une heure de spectacle, on ne peut que gratter la surface, on ne peut que tenter l’escalade, mais si les sommets sont trop hauts et trop nombreux pour être tous atteints on obtient ici une grille de lecture qui tient tout à fait ses promesses. On apprécie et “enjoy” ce spectacle bilingue anglais-français. On ne se lasse jamais d’entrer dans l’univers complexe et riche de Bourgeois que s’approprie ici Gordy et Leys pour leur propre recherche et de plus, Rachel Gordy parvient, avec une justesse pétrie de la puissance et des hésitations de son inspiratrice, à faire revivre cette bataille quotidienne contre la morbidité, la tristesse et les peurs dont est nourri tout son travail.

Le parti pris de jouer à deux comédiens, le critique d’art (Robert Storr qui évoquera les dates et titres des œuvres) et l’artiste elle-même, fonctionne d’autant mieux que la scénographie l’épouse parfaitement : sur le plateau séparé par un mur qui pivotera sur lui-même à mi-parcours, les spectateurs sont répartis des deux côtés de la salle. Une porte dans le mur permet une échappée visuelle de l’autre scène. Les personnages, chacun d’un côté, nous font face l’un après l’autre et sont lorsqu’on ne les voit pas, filmés et projetés sur « notre côté » du mur. Un troisième personnage, Louis, un petit garçon-métaphore en culottes courtes de l’enfance de Louise, circule, court, danse ou dialogue en elle, tout autour des deux scènes.

Si la scénographie présente ces deux mondes, intérieur (atelier)-extérieur, privé-public, création- critique, féminin-masculin, Louise ne semble pas faire la différence. Sa vie, son œuvre, sa maison et son atelier, passé et présent, tout est lié, tout s’imbrique. L’enfant, briseur de dualité, habite les deux mondes, mémoire vive où puise l’artiste. Au plateau on la sent chercher, on la sent tenter, on la sent être très libre et profondément originale. Le texte, souvent inspiré, ponctue ses allers et venues : « Il y a dans la chambre une douleur mais à qui appartient-elle ? J’ai quelque chose de mort que je dois ressusciter. »

Louise Bourgeois, l’un des sommets artistiques du siècle dernier, innovatrice de formes, sculptrice de l’inconscient, alchimiste des énergies sexuelles, génie cathartique des émotions et des tréfonds de la femme qu’elle est, mais surtout de l’humain que nous sommes tous face au Père, à la Mère, aux Cellules familiales, oscille entre failles et forces et puise dans le dilemme profond de l’enfance sa force créatrice. Elle a su s’emparer à bras-le-corps (comme sur cette fameuse photo où on la voit prendre un pénis géant sous le bras) de vieux traumas pour les exorciser. Pionnière, Louise Bourgeois est « pre gender » parce que la jalousie, la tristesse et les peurs n’ont pas de sexe mais que c’est dans une énergie (souvent sexuelle) puissante qu’elle est allée puiser pour les dépasser. Beaucoup plus qu’un féminisme politique, elle est parvenue à servir son sexe par les forces telluriques de la Sexualité qui appartiennent à tous.

Si Gordy et Leys ont aussi voulu faire ici une critique du marché de l’art et de la place de la femme artiste en son sein, Louise, le personnage sur scène, a en quelque sorte trahi leur intention. Elle dépasse d’outre-tombe ces propos politiques et seule et unique, l’énergie vitale, à la source de toutes ses créations, surgit. Figure de la domesticité transfigurée, fabricante d’objets nés des souffrances mâchées et recrachées en joyaux de sens, Louise est unique et symptomatique, une sœur, une fille, une épouse, une mère totalement métamorphosée en artiste, dans sa vie et dans son œuvre.

Elle meurt pleinement vivante, ayant à 98 ans achevée une œuvre presque à la veille de son décès. Superwoman, Louise Bourgois ? Sur le double plateau par moment tout cesse et dans des scènes baignées de bleu la voix hypnotique de Laurie Anderson chante “O Superman” : “So hold me, Mom, in your long arms”… la mère araignée nous appartient à tous et nous sommes sous son ombre.