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Le théâtre ne dit pas grand-chose d’intelligent sur l’esprit néo-libéral, probablement parce qu’il s’en moque plus qu’il ne l’étudie. Trop épris de dédain (qu’il fait bon arborer), le théâtre oublie d’aimer ce thème qu’il aime à traiter, il oublie la relation transitive. Aussi féroce que soit l’adversaire, ne mérite-t-il pas du respect et de l’estime — bref, un certain code d’honneur ?

C’est bien la réussite de « L’Âge d’or » de Tomas Gonzalez et Igor Cardellini, une visite guidée dans plusieurs lieux éminents du néo-libéralisme. Ici, une déambulation au coeur d’un immeuble de bureaux — celui de la « Vaudoise Assurance », une entreprise de renom à Lausanne — dans laquelle Rébecca Balestra  invite un petits groupe de spectateurs à arpenter les échelons de la pyramide sociale, depuis le bureau du CEO jusqu’à la cantine des employés, en passant par la terrasse ou l’étage des cadres. 

En effet, non seulement le propos n’est pas didactique, mais il n’est même pas critique en apparence : la comédienne-guide, d’une élégance de jeu remarquable, se contente de décrire benoîtement l’architecture, l’histoire ou l’organisation de l’entreprise. La visite devient même ludique grâce à quelques procédés rapportés du théâtre (interaction avec le public, exercices de visualisation)… Si bien que « L’Âge d’or » , de prime abord, a l’air d’une visite-modèle : voilà un spectacle in situ qui dépoussière le genre. 

Néanmoins, à mieux, y regarder, Gonzalez et Cardellini utilisent avec intelligence les codes de la visite pour y déposer en secret leur propos. Car la déambulation, sous couvert de désinvolture, est bien une réflexion sur les mécanismes malades qui régissent la vie en entreprise. Deux exemples : dans le bureau de direction, le public est invité à imaginer, yeux fermés, ceux qui ont occupé le poste de CEO à partir des descriptions de la guide. Quels points communs ? Leur genre (masculin), leur âge (entre 45 et 65 ans), leur couleur de peau (blanche). Un peu plus tard, dans le bureau d’un cadre, il est proposé de claquer violemment la porte — d’abord seul, puis avec quelqu’un derrière. Deux motifs différents : rentrer violemment dans son bureau ; en éjecter violemment quelqu’un. Tout se rejoue en filigrane : le patriarcat, le burn-out, la violence des rapports… Rien n’est dit pourtant, la visite se poursuit dans la bonne humeur. Le sous-texte, lui, est bouillant. 

Ainsi, la dramaturgie de « L’Âge d’or » est bâtie sur une fine duplicité : le spectacle ne critique que sous couvert de description, il ne fait théâtre que dans les mailles de la visite — sans que l’un ne soit l’instrument de l’autre. Tout est vrai, jusqu’aux photos des employés épinglées à leurs bureaux. En fait, Gonzalez et Cardellini respectent l’entreprise qui les accueille, ils en préservent l’histoire pour mieux la déconstruire. Comme quoi, la meilleure manière de combattre son ennemi, c’est peut-être de le connaître.