« Aucune idée » provient d’une amitié de longue date, celle qui unit Christoph Marthaler et son acteur fétiche, l’écossais Graham F. Valentine. Le premier imagine le second dans un palier d’immeuble au côtés du violiste Martin Zeller, tous deux rejoints par des voisins plus ou moins humanoïdes. En fait, le palier est surtout un espace mitoyen, un lieu des passages (qui n’est pas sans rappeler Walter Benjamin et Sokourov) : on ne différencie plus vraiment l’intérieur de l’extérieur, l’intériorité de l’extériorité. Qui est chez qui, qui est qui ?
Certes, au premier abord, le spectacle est un peu ringard : les dialogues absurdes entre Valentine et les voisins, les punchlines désuètes, les récitations à n’en plus finir… « Aucune idée » sent la naphtaline ; et à dessein : car la scénographie, les costumes, eux aussi, sont vétustes. Le palier lui-même est figé dans le temps, comme dans un roman de K. Dick. Les portes, elles, dissimulent un inconnu d’où émerge des relents du monde moderne (ainsi des publicités et des bibles à foison reçues dans la boîte aux lettres).
À vrai dire, « Aucune idée » regorge d’idées, il prend la forme d’une enfilade de sketches (au sens courant et littéral – l’esquisse d’un moment). Pas de narration linéaire, ils s’en affranchissent : la dramaturgie est une simple couture entre eux, elle habille l’univers sans chercher à le rendre cohérent. Elle est atmosphérique : elle ne raconte pas vraiment, mais elle empreinte. Au spectateur, il faut se laisser bercer, car la désuétude n’a d’égal que la beauté — elle a de quoi enchanter celui qui passe à travers le brouillard du sens savamment aménagé par le metteur en scène. Car au fond, Marthaler poursuit son élégie aux amours qu’on lui connaît : répétitions à outrance, usage d’acteurs-musiciens et de musiciens-acteurs, humour irrévérencieux… Mais à son habitude, il demande d’aller par-delà l’hermétisme, par-delà l’ennui. C’est bien le principe de la répétition : au bout de quatre fois, elle devient pénible ; mais au bout de trente ? Une porte s’ouvre, on se laisse enivrer par une certaine qualité d’atmosphère. Peut-être qu’ « Aucune idée » n’est pas un grand Marthaler, mais peu importe : ce que permet le spectacle — la rêverie, l’extase — est beaucoup plus grand.