Avant que la représentation ne commence, Johanny Bert, artiste associé au théâtre de la Croix-Rousse, nous rappelle que le spectacle, déconseillé au moins de seize ans, sera suivi d’une soirée queer. «Centrée sur les relations hétéropatriarcales, il me semblait passionnant d’inventer une ronde à partir du même schéma : une succession de rencontres mais avec des personnages, des situations et des mots d’aujourd’hui. J’avais envie de creuser notre rapport au désir, à nos corps politiques… »
Si « La (Nouvelle) Ronde », d’après la pièce sulfureuse d’Arthur Schnitzler, pourrait à priori avoir les limites de la pièce didactique pour penser les variations modernes de la sexualité (trouple, polyamour, bisexualité), il n’en est finalement rien, si bien que la dernière création du metteur en scène donne un coup de balais minoritaire et salutaire sur les vieilles normes.
“Dis, combien tu veux pour me baiser ?”
Dès la première scène, Maya, dont la manipulation est la plus saisissante dans ses expressions, se regarde dans une glace avant de s’enfoncer une brosse à cheveux dans le sexe pour se faire jouir. Le ton est donné. Puis les scènes s’enchainent selon le principe de « La Ronde » de Schnitzler, Maya est ainsi présente dans la deuxième scène, cette fois, elle est seule dans une rue quand elle demande à un jeune homme : « Dis, combien tu veux pour me baiser ? ». Le tapis roulant de la scénographe, Amandine Livet, fonctionne à merveille. Quelques éléments caractéristiques créent un nouvel univers pour chaque scène. Un homme annonce à une femme qu’il est bi, puis il taille une pipe à son patron dans un open space. Une femme baise dans les toilettes d’une boite de nuit avec un inconnu. Un couple parle de ses infidélités avant de se rendre au Styx, une boite échangiste, où il la regardera faire l’amour avec un autre. La pièce écrite par Yann Verburgh (à qui l’on pourrait reprocher de chercher à cocher toutes les cases, mais dont l’humour et la tendresse pour ses personnages nous emporte finalement) explore toutes les possibilités des amours contemporaines, elle est construite comme une machine de guerre dont les phrases claquent comme des slogans.
« La beauté, c’est réac »
Les marionnettes jouent des personnages amoureux, transgenres, célibataires, bisexuels, polyamoureux, asexuels, non binaires… La maitrise esthétique de Bert n’est jamais étouffante. Le texte aurait pu faire apparaître quelques mots faciles, ou des velléités pédagogiques trop évidentes, un côté malin, tant toutes les minorités sont ici représentées, pour produire un discours, mais la mise en scène de l’ensemble, le tapis roulant et la guitare, les marionnettes et leurs voix jouées en direct, nous entraîne d’une manière très juste dans cette ronde, avec cette distance nécessaire pour maintenir la vulgarité possible du naturalisme dans la féerie de l’imaginaire que suscite le pantin.
La grâce sans manières
Dans son merveilleux essai, « Sur le théâtre de marionnettes », Kleist fait rencontrer un danseur de l’opéra avec un marionnettiste. Pourquoi la marionnette serait-elle supérieure au danseur, demande t-il ? « Parce qu’elle ne fait pas de manières. » La marionnette ne triche pas comme l’acteur, ou l’être humain. C’est cette justesse, qui bien que fausse, semble encore plus vraie que nature, qui fonctionne parfaitement dans la mise en scène de Johanny Bert. Il faudrait citer toutes les trouvailles de mise en scène (un clitoris géant en peluche, un vrai acteur qui joue un robot sexuel…), et toutes les scènes sexuelles de façon générale, puisqu’il serait impossible de les représenter avec des acteurs, et que cette nudité n’est possible qu’avec le décalage des objets animés. Cette ronde est un mélange subtil et malin des discours modernes sur le genre, de beauté formelle, de rire sain, tendre, populaire, d’audaces sexuelles et de féérie. Les marionnettes ont leur grâce, qui ne cherche pas à dire, à nous impressionner. Et le talent de Bert est aussi de laisser parler cette grâce enfantine. Car cette grâce déjoue tous les discours politiques, sociaux, sexuels, s’éloigne de la vulgarité d’une scène de cul, elle nous parle d’amour depuis le début. Chaque personnage est à la recherche d’un peu d’amour dans ce monde souvent laid, vulgaire, abîmé. Les corps se libèrent, on peut choisir son identité sexuelle, mais les âmes sont pures. C’est tout le mérite de Johanny Bert de laisser parler la grâce sexuelle de ses marionnettes.