Inspirée par le roman best-seller « Torto Arado » du Brésilien Itamar Vieira Junior, Christiane Jatahy propose une forme conférencière qui, par un dispositif vidéo dont elle est coutumière, recompose l’espace et le temps de la représentation. Un dialogue politique puissant mais qui peine à convaincre totalement.
Dès l’introduction, on comprend que « Depois do silêncio » sera un jeu d’emboîtement narratif : le récit d’un drame – le meurtre par les forces de l’ordre de Severo, membre d’une petite communauté dans le Nord-Est du Brésil (Chapada Diamantina) – par sa femme et sa belle-sœur, Bibiana et Belonísia, lui-même basé sur un fait-divers de 1962, l’assassinat du militant João Pedro Teixeira. A ce témoignage, ponctué d’adresses au public, s’ajoute le documentaire sur ce dernier, conçu dans les années quatre-vingt par le réalisateur Eduardo Coutinho, et dont des extraits sont diffusés alternativement avec les scènes de reconstitution, aboutissant à un brouillage du cadre référentiel de la fiction et de la réalité.
Psychodrame à la fois intime et collectif, l’histoire de cette famille nordestine est autant singulière qu’exemplaire. Car le corps noir que l’on maltraite, entend-on entre les lignes dans les propos des protagonistes, est celui des individus tout autant que du « corps social », et c’est toujours l’histoire d’une émancipation que raconte Jatahy dans ses créations – qu’il s’agisse des sœurs tchekhoviennes, de la Julie de Strindberg ou de la brumeuse adaptation de « Dogville » de Lars Von Trier. Noires, femmes et prolétaires : les héroïnes sont en pleine intersectionnalité des luttes, mais la domination des « latifundiários », les propriétaires terriens du Brésil, est d’abord économique. Si « la charrue est tordue », comme le rappelle le titre du roman, c’est que le vice est structurel, et les moyens possibles pour changer les règles du jeu semblent constituer une interrogation abyssale.
Si le spectacle parvient à faire résonner une partition chorale forte qui touche le cœur d’une problématique raciale et politique toujours aussi actuelle au Brésil, l’intrication vidéo gagne en réalisme socio-historique ce qu’elle perd en intensité théâtrale : à l’exception d’une saisissante scène de transe religieuse et magique, amplifiée par un travail live percussif et bruitiste d’Aduni Guedes, relayé par l’image, on a davantage l’impression d’assister à la mise en espace d’un texte documentaire qu’au plein déploiement du talent scénique de Christiane Jatahy. Qui trop embrasse mal étreint ?