© Christophe Raynaud de Lage

Avec la même équipe que son spectacle précédent « Une femme se déplace », David Lescot poursuit son exploration du genre de la comédie musicale en interrogeant les codes qui le définissent. « La Force qui ravage tout » raconte la bifurcation psychique entamée par un groupe de personnes après avoir assisté à la représentation d’un opéra baroque italien.

Sous l’effet de la musique et par mimétisme avec les personnages du livret, ceux de la pièce se laissent peu à peu gouverner par leurs émotions, leurs intuitions, leurs transports, leurs désirs. Qu’ils soient amoureux, désespérés ou qu’ils aient envie de se libérer de quelque chose, chacun voit sa vie, son couple, sa carrière, bouleversés par la passion soudaine qui l’anime. A travers cette contamination sentimentale, c’est la convention générale de la comédie musicale que David Lescot met en jeu avec humour et sincérité, tant dans la dramaturgie que dans l’orchestration scénique du spectacle.

L’exercice est ardu, car pour parvenir à cette entrée par effraction de la comédie musicale dans la vie ordinaire, il faut une double maîtrise : celles des codes initiaux du genre et ceux qui viennent les mettre en crise. La Compagnie du Kairos s’en sort avec virtuosité. Cela est dû tout d’abord à la force de l’écriture. La langue est magnifique, rythmée, sans jamais être gratuitement formelle. Chaque rime fait mouche. C’est aussi grâce à des interprètes toujours juste musicalement ou dans le jeu et sans jamais donné le sentiment de se prendre au sérieux. Enfin cela est dû à la brillante choralité de l’œuvre en générale, des voix et des corps en dialogue avec la formation musicale, mais aussi des intrigues, des registres ; les arcs narratifs ont chacun la même importance, ils s’équilibrent, se complètent et vont vers la même résolution : donner du champ au sensible dans nos différentes gouvernances.

Car le message du spectacle est bien là. Les protagonistes en somme ne font qu’obéir à leur condition de personnages du genre, ils laissent tout à coup leurs sentiments apparaître, le chant agissant comme une loupe sur leur âme ; l’action s’interrompt, le récit empêché de se poursuivre par la déflagration d’une bombe sentimentale et contrainte de prendre un autre chemin. Cette assujetion aux émotions nous semble naturelle devant « La Mélodie du bonheur », or elle est présenté ici comme le sujet-même de la fable, car abandonner sa réserve, il faut bien l’avouer, ça n’a absolument rien de naturel et l’auteur n’a que faire de notre suspension consentie de l’incrédulité. Quand une comédie musicale nous invite d’ordinaire à vivre une parenthèse sentimentale cathartique, pour qu’ainsi purgé du vilain penchant de nous laisser déborder par nos affects, nous puissions retourner à nos affaires, David Lescot nous engage à emboîter le pas de ses personnages et à nous laisser faire (un peu) par cette force qui ravage tout.

Écrite en réaction à la situation absurde du confinement au cours duquel nous avons tout abandonné à la rationalité et à l’indispensable au détriment du rapprochement des corps et du partage des formes, la pièce avance au contraire le récit d’une contamination artistique, un « syndrome collectif inexpliqué » de la passion. Ainsi le spectateur peut-il juger cette expérience sanitaire et de ses conséquences, au regard de son double en négatif ; effet d’inversion que Brecht ne renierait pas. « La Force qui ravage tout » se veut une œuvre réparatrice de la blessure symbolique de la pandémie, une tentative de cicatrisation par un baume musical, une joyeuse rasade de népenthès qui apaise la mélancolie, un contre-poison aux solutions antiseptiques et technocrates dont le « monde d’après » semble s’asperger tous les matins.