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Le plaisir du spectacle tient sur deux jambes. D’abord la découverte pour beaucoup de ce texte d’Alexandre Ostrovski, grand classique en Russie mais grand oublié en France, qui jongle entre farce et tragédie en distillant ces petits concentrés de philosophie dont seuls les dramaturges russes ont le secret. Grâce soit rendu à l’écrivain – tout à fait français – Laurent Mauvignier pour avoir, dans son adaptation, su croquer ce goût si reconnaissable du théâtre russe sans chercher à l’imiter. La mise au présent n’est d’ailleurs pas centrale sur le plateau, ce n’est pas le calendrier qui compte ici mais le temps qui ne passe pas. Nous voilà donc au bord de la Volga, au coeur d’une petite communauté qui tente de vivre, coincée entre les traditions et le qu’en-dira-t-on. Le texte semble écrit comme un duel, tous les archétypes se font la guerre face à face : les jeunes contre les vieux, les riches contre les pauvres, les gens de la ville contre ceux de la campagne, seul le poète, lucide, porte la beauté comme étendard. La place des femmes ici comme ailleurs est peu enviable, sitôt mariées, sitôt cloitrées, étouffées sous des couches de devoirs et de servitudes qui ont raison du moindre élan vital. Et pourtant, l’héroïne tragique aspire à voler. Katerina, incarnée majestueusement par Mélodie Richard au sommet de son art, aspire au grand frisson et à l’échappée belle. Cette prestation mérite à elle seule le voyage, car, comme ses doigts démesurés se tordent pour nous montrer le chemin interdit de la liberté, l’actrice donne aux mots de Katerina une modernité frappante, un parler droit qui glace et attendrit dans un même souffle. Le texte et la tragédienne suffisent à la pièce pour tenir debout et les effets de mises en scène sont alors inutiles, tout comme les déplacements du décors – une grande toile peinte de la Volga – qui rythment moins qu’ils n’encombrent. Le pouvoir du théâtre c’est de sentir l’orage sans être contraint à l’entendre tonner et si Denis Podalydès soigne sa distribution, il pêche par effets de manche. Reste le plaisir ancestral de voir du théâtre avec des acteurs qui jouent une histoire que l’on écoute avec attention, comme une veillée au coin du feu, partagés en un éclair entre rire et amertume.