La « bulle » du OFF va exploser. Ce n’est pas parce que le nombre de spectacles augmente chaque année. Il y en avait 80 en 1982, et on disait alors qu’à 100 cela imploserait. Il y en a, en 2015, environ 1 400 ; s’ils étaient tous dignes du Festival d’Avignon de Jean Vilar, ils pourraient même être 2 000, ou plus… Non, elle va exploser parce que, dans le même programme, on trouve Yann Collette interprétant « Souterrain Blues », de Peter Handke, et « Faire l’amour avec un Belge », parce que Jorge Lavelli côtoie « Ma femme me prend pour un sextoy ». Je connais l’argument hypocrite et démagogique de la direction du OFF : « On admet tout et tous ; c’est ça, la démocratie. » Cela permet surtout à tous les propriétaires de garage de gagner en un mois, sur le dos des artistes, de quoi partir dix mois en vacances. Et à certains producteurs de télévision de s’enrichir en rendant le cerveau du plus grand nombre disponible à tout consommer, et surtout le pire.
En rappelant cela, je ne m’éloigne pas de mon sujet, car Peter Handke dans « Souterrain Blues » décrit ce monde. Ce monde-là. Non ses enjeux, ses drames, ses guerres ; mais les êtres qui le composent, tous les êtres, tels qu’ils sont, tels qu’ils sont devenus. C’est d’une cruauté jubilatoire, d’une lucidité terrifiante. Du grand Peter Handke.
Yann Collette interprète le personnage du métro qui invective les voyageurs comme un clochard lunaire dont l’intelligence éclate avec calme à chaque interpellation ; la finesse de son jeu nous permet d’écouter en souriant le déversement de la misanthropie de l’accusateur. Non une misanthropie de posture, mais issue d’un regard où tous sont passés par un scanner qui révèle leur médiocrité. Mais le plus intéressant est que Yann Collette, qui confirme ici être un des plus grands acteurs français de sa génération (pourquoi ce spectacle n’est-il pas programmé dans le IN ?), annihile toute possibilité de considérer son personnage comme « antipathique » ; car il en fait un être « aimant » ; il n’éructe pas : il fait part doucement de sa déception de ne plus pouvoir aimer les êtres qu’il croise dans le métro. C’est en cela que Yann Collette donne la profondeur et le relief nécessaires au texte de Handke ; cet homme souffre de ne pouvoir nous aimer. La dernière scène, où une femme (celle de sa vie ?), interprétée puissamment par Laure Roldan, lui apparaît comme la Mort qui lui intenterait, à son tour, son procès, pour finalement se « dévoiler » – dans tous les sens du terme –, confirme la justesse de cette interprétation de l’œuvre de Peter Handke. Peter Handke, être souvent mal compris, mais, depuis l’enfance, depuis toujours, blessé.
Mis en scène par Xavier Bazin, uniquement accompagné du bruit du métro, sans décor réaliste inutile, jouant d’un miroir, d’une palette et d’un balai, ce spectacle change le monde – au sens où le rêvait Vilar – parce qu’il nous permet d’aimer notre accusateur, de nous regarder en face, et donc de « tenter » de nous amender.