Le comédien mouille sa chemise, littéralement, salit son costume, jette sa veste dans la poussière blanche. On se demande si tout cela sera encore utilisable pour la représentation du lendemain, question d’autant plus légitime que le spectacle est joué « à guichets fermés » jusqu’à la fin, le 27 décembre 2015, au théâtre du Rond-Point des Champs-Élysées, à deux pas des illuminations du marché de Noël… Cette poussière, ces gestes de créature dans l’espace sont l’hommage de la scénographie au texte qu’il dit. Il mouille sa chemise à force de paroles mais nous convainc à l’occasion qu’il sait aussi danser, voire imiter à la perfection les performances chorégraphiques de Louis de Funès dans le film « Les Aventures de Rabbi Jacob ». Il quitte et requitte le pupitre, tourne et tourne, non comme un ours en cage, mais comme un homme réfléchissant à ce qu’il dit, bloquant parfois sa respiration, autour du rectangle d’ardoises où parfois il illustre à la craie grasse ce qu’il vient d’énoncer et veut qu’on retienne ou comprenne. La scène devient le plan d’un énigmatique manuscrit, perpendiculaire au fond de scène vertical, réplique agrandie d’une impressionnante gravure de Gisèle Celan-Lestrange, la femme de l’homme, de la créature, dont la parole est portée par le comédien. La gravure évoque des reliefs qui pourraient être ceux des Vosges, soit le décor mental de la nouvelle de Georg Büchner « Lenz ». « Lenz » est l’anagramme ou quasi du nom de l’homme dont la parole est portée par Nicolas Bouchaud, Paul Celan, sans doute le plus grand poète de la seconde moitié du xxe siècle. L’occasion de cette parole est la remise du prix Büchner à Paul Celan, à l’automne 1960, la plus haute distinction… L’opportunité pour le poète, plusieurs fois victime du nazisme, de dire dans un discours intitulé « Le Méridien », devant un parterre d’écrivains d’Allemagne et d’Autriche, du « pays dont la mort est le maître », ce qu’il entend par « poésie ».
L’intelligence admirable de la « mise en scène » d’Éric Didry consiste à avoir appuyé son principe sur celui du texte de Celan – entendons, sur la référence permanente à l’homme de théâtre Georg Büchner. Le texte de Celan est ainsi environné mais aussi comme insufflé du dedans par la connivence poétique des deux hommes. Il n’y a pas d’ajouts au texte du discours du « Méridien », mais simplement le souffle de sa mémoire intérieure : jusqu’à la fin de sa vie, Celan convoque dans ses poèmes les premiers mots des débuts de son aventure poétique. Plusieurs grands poèmes significatifs sont ainsi adressés aux spectateurs, « Fugue de mort », « Strette », « Parle toi aussi… », liés à la bonne mémoire des plus belles pages de la nouvelle de Büchner, et par leur médiation à l’objet même du discours : l’élaboration d’une poétique d’après Auschwitz, d’un hommage mémoriel aux créatures mises à mort, qui ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le langage, d’une réfection du langage.
Un seul message n’est pas inscrit à la craie blanche, mais en noir, tracé au chiffon mouillé dans le blanc manteau de craie, de neige et de cendres des fours crématoires : une date à ne pas oublier, le 20 janvier 1942, jour clandestin de la conférence de Wannsee, au bord d’un lac berlinois, où furent mises au point les modalités de la Solution finale, de l’extermination des juifs d’Europe. Demain, 3 minutes avant et déjà pendant le spectacle, un homme de ménage d’aujourd’hui passera la serpillière, ange de l’oubli, mais vivant lever de rideau d’un impressionnant voyage, pour ne pas oublier, hier, sur le méridien brisé de notre histoire.