D’un Thomas à l’autre

Richard III

Loin des grandes fresques, Ostermeier nous entraîne dans l’exploration clinique des ressorts d’un tyran. Prodigieux !

(c) Christophe RAYNAUD DE LAGE

(c) Christophe RAYNAUD DE LAGE

L’un des principaux événements du IN 2014 – c’est-à-dire, en dehors des intempéries et de la grève des intermittents – aura été l’épique « Henry VI » de Thomas Jolly et ses dix-huit heures de représentation haletantes, dantesques. Jolly concluait son « Henry VI » par le monologue du duc de Gloucester (avec le célèbre jeu de mots « The sun of York ») qui ouvre « Richard III », rappelant que cette pièce en est le prolongement. Il interprétera et mettra en scène « Richard III » la saison prochaine, mais c’est Thomas Ostermeier qui offre d’abord sa version au festival 2015. À l’ouragan scénique jollyen succède un dispositif beaucoup plus intimiste : si la scène d’ouverture emprunte au même registre déchaîné sur fond de hard rock, l’implacable conquête du pouvoir par Richard avec son cortège de meurtres ignobles et de trahisons est l’occasion pour Ostermeier de resserrer progressivement le cadre sur son personnage clé – et acteur fétiche – Lars Eidinger pour finir par un très gros plan, dans un quasi-huis clos. Invité par le dispositif scénique presque à l’intérieur de l’action, le spectateur peut s’imaginer en Dr Charcot tentant de comprendre les ressorts psychiques d’un malade à la Salpêtrière. Philippe Torreton (en 2005 aux Amandiers, dans une mise en scène de Philippe Calvario) avait choisi d’extérioriser physiquement la violence de Richard. Ici on quitte les rivages déferlants des versions volcaniques pour pénétrer l’intimité du monstre. La hyène cède au serpent, et l’on songe par instants au Néron imaginé par Alexandre Pavloff dans le « Britannicus » de Brigitte Jaques-Wajeman il y a quelques années, dont Annie Coppermann avait dit qu’il « se [libérait] de toute contrainte, jouissant enfin de pouvoir tromper, avilir, tuer tout ce qui lui résiste ». La violence est toujours là mais ne se perd pas en vaines gesticulations : les ordres sont pensés, donnés puis exécutés avec la froide maîtrise du psychopathe. Vis-à-vis des autres, Richard sait au besoin se montrer inoffensif, onctueux et même séduisant. Car il séduit, ou plutôt hypnotise littéralement lady Ann ou la reine Elizabeth avec l’habileté verbale d’un autre pied-bot tristement célèbre, Joseph Goebbels. Ce n’est d’ailleurs peut-être pas pour rien qu’Ostermeier l’a doté d’un micro à l’ancienne, qui pend au centre de la scène tout au long du spectacle, et dont Richard s’empare pour s’adresser à nous. Il manipule, embobine et élimine avec une maestria jubilatoire – qui réjouit aussi le public – et un cynisme sans borne : il pourrait sans ciller promettre l’inversion de la courbe des exécutions et l’on y croirait. Lars Eidinger est capable d’au moins 50 nuances de noir, et plus la pièce avance, moins Richard semble s’amuser de la facilité avec laquelle il triche et trahit. Le but se rapproche, les ignominies s’accumulent, l’opposition se structure, mais de la guerre entre factions qui se déroule en arrière-plan ne parviennent que les échos étouffés. Sur scène n’existe plus que la silhouette déformée de Richard et son visage que vient recouvrir une épaisse couche de cire blanche qui préfigure le masque funéraire. Son triomphe sera sa fin. Le micro se fait aussi caméra et le faciès du tyran en plan rapproché nous apparaît, projeté sur toute la hauteur du fond de scène, avec déjà le rictus de la mort. Au moment de la chute, Richard finit pendu par un pied au fil même du micro, tel Mussolini après son exécution. Sic semper tyrannis.