Enterrer les morts et réparer les vivants

Réparer les vivants

Extraite de « Platonov », cette courte phrase a servi à donner un titre à l’ouvrage de Maylis de Kerangal et au beau seul en scène qu’en a fait Emmanuel Noblet et qui se joue tous les jours à la Condition des soies.

© Aglaé Bory

© Aglaé Bory

C’est dans la belle salle de la Condition des soies qu’Emmanuel Noblet a choisi de présenter son seul en scène à Avignon, avant de l’emmener l’an prochain au CDN de Haute-Normandie. Adapté d’un ouvrage primé maintes fois, acclamé par le public et par la critique, « Réparer les vivants » en reprend le titre et reste fidèle à la trame narrative, nous emportant dans le monde des morts et des greffes. « Enterrer les morts et réparer les vivants », cet extrait de « Platonov », de Tchekhov, qui trône sur la porte de l’un des infirmiers symbolise parfaitement la course folle qui se déroule sous nos yeux durant une heure vingt. Simon, jeune homme de dix-neuf ans, meurt d’un traumatisme crânien, et son cœur servira plus tard pour la greffe d’une jeune femme à la Pitié-Salpêtrière. Enterrer ceux pour qui l’on ne peut plus rien, et sauver ceux qui peuvent l’être : c’est le leitmotiv de ces quelques personnages que l’on suit, tous interprétés par Emmanuel Noblet avec une aisance et, malgré une légère tension, un plaisir palpables.

Le sujet est compliqué, et on sent parfois l’émotion dans la salle. Cela dit, Emmanuel Noblet joue avec cette émotion, cette tension sur le fil du rasoir, tout en ne versant pas dans un pathos qui réduirait à néant toute la beauté du spectacle. Et pourtant, nombre de sujets prêteraient à un étalage malsain, à des décharges pathétiques ; mais ici ils sont tous traités avec une belle sensibilité, en ne contant que la vérité d’un infirmier et d’un médecin classiques. En parallèle du travail médical de la greffe sont évoquées les situations collatérales : la perte d’un enfant, le problème du refus du prélèvement des organes, la position du receveur, de l’infirmier en charge… Nombre de problématiques gravitent autour de cette transplantation de cœur qui tisse le fil rouge de « Réparer les vivants ». Passé et présent sont mêlés par Emmanuel Noblet avec une aisance et une assurance agréables à voir, sans que le spectateur soit jamais perdu de vue. Il jongle entre trame narrative et digressions diverses, incarnant les différents personnages avec fluidité.

Mais, s’il s’agit bien ici d’un seul en scène, des voix off sont régulièrement requises pour accompagner ce bal des vivants orchestré par Emmanuel Noblet. Leur usage un peu intempestif peut agacer mais semble tout à fait justifié. De même pour la vidéo, utilisée dans un but décoratif – la plupart du temps – mais qui s’intègre bien au spectacle. Elle aurait pu certes être parfois évitée, mais rien qui puisse être vraiment reproché.

Emmanuel Noblet livre une performance admirable et s’impose comme le comédien parfait pour parler de ce sujet encore vif dans de nombreux esprits. Sa sensibilité, la force de son jeu et cette tension mêlée à une maîtrise qui ne cesse de se renforcer tout au long du spectacle font de lui le comédien idéal pour cette adaptation de « Réparer les vivants ». C’est justement cette tension et cette sensibilité qui font sa force ici. On ne ressent pas le besoin d’une parole explosive, de cette fureur qui est pourtant caractéristique de l’exercice qu’il mène avec brio, mais d’une certaine douceur. C’est cela qui fait la beauté de « Réparer les vivants », jusque dans ses maladresses.