Godot existe, je l’ai vu

En attendant Godot

Nous nous étions résolus à le lire et à le relire, à ériger Godot en mythe incompris et insaisissable. Et soudain, un miracle se produisit. 

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

La pièce emblème de l’Irlandais Beckett fascine les foules depuis sa première création, en janvier 1953. Une construction hors cadre, une écriture libre et sans ornement, quatre sublimes partitions d’acteurs. « Godot » est une escale incontournable dans la vie d’un artiste ; beaucoup s’y sont frottés avec force témérité et convoitise, peu sont parvenus à en tirer la sève tant recherchée, cette lumière ardente qui nous nargue depuis soixante ans entre les lignes affranchies d’un texte désormais culte. Godot est un mystère mythique quasi inviolable tant il requiert intelligence et humilité pour se dévoiler. Le metteur en scène et fondateur du théâtre de l’Incendie Laurent Fréchuret, à l’instar de Peter Brook, fait partie de ceux qui ont su apprivoiser avec patience et simplicité une des œuvres les plus « casse-gueule » du répertoire dramatique contemporain. « En attendant Godot » présente deux difficultés majeures auxquelles on ne peut échapper : son rythme binaire assassin dû à une structure en deux actes et la pression incontournable des héritiers de l’auteur qui exigent un respect total et militaire des didascalies. C’est un périlleux défi qu’a relevé Fréchuret pour cette dernière création, présentée en avant-première au théâtre des Halles. Chapeau, l’artiste.

Sur le plateau des Halles s’étend à l’infini une lande désertique d’herbe brûlée aux reflets ocre, éclairée d’un soleil lunaire, sans indication de temps possible. C’est alors que surgit un Estragon plus vrai que nature, vieil homme sans âge avançant à petits pas, portant le poids du monde sur ses frêles épaules. Face à lui se dresse un Estragon étonnant, réfléchi et solide, plus jeune et plus vif. C’est une proposition audacieuse et sacrément juste que de réunir les comédiens David Houri et Jean-Claude Bolle-Reddat, de quarante ans son aîné, sous l’arbre de Beckett. Le vieux couple prend une tout autre dimension, une nouvelle épaisseur. Leur union est une véritable réussite. Gogo prend soin de Didi avec tout le respect et l’admiration que l’on doit aux ancêtres ; Didi, poltron et malchanceux, a vitalement besoin de Gogo pour survivre. À ce duo attachant vient se joindre en trombe le tandem Pozzo et Lucky, fracassant le doux calme de la créativité de l’ennui. Vincent Schmitt, tout en chair et en poils, fait naître de sa voix caverneuse un Pozzo bestial, ogresque et magnétique. Au bout de sa corde oscille le long corps famélique et superbe de Lucky, incarné par le jeune Maxime Dambrin, gueule d’ange aux cheveux blancs. La rencontre est ébouriffante et d’une efficacité redoutable : la distribution impeccable des rôles est pour beaucoup dans le succès de cette mise en scène.

Fin de l’acte I, l’assistance est acquise. Se présente alors l’écueil tant redouté : le recommencement, l’acte II qui vient éprouver l’attente, et par la même occasion les talents de dramaturge de Laurent Fréchuret. L’amitié qui unit Didi et Gogo n’en sera que renforcée. Le piège tendu comme un test taquin par l’auteur est contourné avec panache. Cette fois, l’ennui ne gagnera pas la salle. Le lyrisme de Beckett est magnifié par la présence de deux comédiens bienveillants, seuls au monde avec nous.

Le temps s’est arrêté pour de bon. Nous avons partagé cet instant d’attente dans une superbe exigence et une poésie profondément humaine. Bravo.