Le goût des autres

Gala

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(c) Vincent PONTET

(c) Vincent PONTET

On aurait presque dit du Paul Valéry sur un plateau : « La philosophie de la danse » illustrée, tout en images… Et puis à la fin, c’est plutôt la fête au village : on a presque envie d’aller embrasser sa vieille tante ou sa petite-nièce, parce qu’on a cru les voir sur scène… Et qu’a-t‑on vu au fait dans « Gala », se demande-t‑on ? Amateur de Beau platonicien, fuyez : « Gala », c’est le beau artistique de Hegel !

C’est un bal de maladresses, une communion bancale auxquels nous convie Jérôme Bel dans « Gala », où les oripeaux de la laideur – gestes disgracieux, costumes inesthétiques, espace inexploité – répondent aux exigences étriquées de perfection de la danse normée. Une manière, pour l’un des plus fameux hérauts de la « non-danse », de déplacer à nouveau le curseur de l’émotion au-delà de l’exécution, et de l’arrêter encore sur l’exécutant, son corps comme écrin révélateur, où le mouvement devient tantôt un miroir du social, tantôt un prolongement de soi comme une expression de son émotion, tantôt l’expression de son rapport culturel à la danse. Encore une fois, après « Nom donné par l’auteur » ou « Shirtologie » par exemple, le chorégraphe se détourne de la danse comme art de la représentation univoque. Il poursuit sa réflexion sur la légitimité de la représentation.

Le nom même du spectacle, « Gala », et sa forme résonnent « populaire » comme une grossière évidence, au même titre que toute l’esthétique « non pro » finement travaillée. C’est donc le quidam, l’individu transparent et multiple que Bel met ici en valeur, côtoyant le professionnel, pour mieux gommer les frontières. Il lui fait embrasser, avec toute l’ivresse de sa spontanéité d’amateur, les codes mêmes qu’il ne maîtrise pas – mais qu’il admire, ou qui l’ont construit. Il provoque ainsi la confrontation entre la représentation de la norme (des passages de ballet, de valse, de majorettes, de troupes reproduisant la chorégraphie guidée d’un seul…) et la représentation de l’expression de la danse (l’individu, seul, qui transpose dans son corps l’énergie d’une émotion, sans critère d’échec ou de codes). Le choc visuel est radical.

Le spectacle commence par une (trop) longue série de diaporamas, illustrant divers lieux de représentation, à travers le monde, à travers les âges. Dix minutes de projection. Ce qui va suivre s’appréciera à la lecture de ces photographies : la représentation est partout, dans toutes les cultures, elle a toujours existé, sous toutes ses formes, de tout temps, elle concerne toutes les couches sociales ou tous les horizons. Elle préexiste à toute forme de danse (valse, pop…). Et sur scène, elle concerne tous les individus : gros, maigres, enfants, vieux, pros, amateurs, handicapés, valides, Blancs, Noirs… On ne peut faire plus simple : il n’y a aucun code commun si ce n’est la nécessité de vibrer, de montrer, de partager. On fait plus spontané, plus subtil… Dans « Gala », des chapitres sans rythme ni transition se succèdent de manière monotone, chacun d’eux étant composé de traversées répétées qui s’étirent. Tout le monde danse un peu de tout, tour à tour, aussi maladroitement que possible. Ils sont en représentation. C’est certes tout le propos de Bel : le droit à la représentation et à l’appropriation. Et force est de reconnaître que le résultat est cohérent avec la réflexion théorique développée par l’artiste. Pourtant, celle-ci semble plus passionnante que sa concrétisation : ici, l’illustration est habile mais appuyée. Le tout est finalement réduit à un concept illustré ou à une danse conceptualisée dont l’émotion (avec ficelles grossières) est la première entrée. Regrets.

Regrets, car l’appréciation du spectateur, si connivence il y a, est alors au mieux intellectuelle, au pire fondée sur une séduction affective. Ou le spectateur adhère à la théorie, et c’est un plaisir cérébral qui doit s’abstraire de l’idée esthétique ; ou c’est un plaisir de l’émotion, et le spectateur se défait de toute la réflexion théorique.

Oui, ce « Gala » est généreux, enthousiaste et enjoué. Est-il sincère ? Hélas probablement pas autant que « Disabled Theater » le fut…