Mélodie en sous-sol

Souterrain Blues

Parmi les cracheurs de bile de la littérature contemporaine, Peter Handke fait figure de compétiteur coriace. Et quand sa sève noire s’écoule dans les canalisations de l’underground, on ne s’attend pas à une partie de plaisir. Erreur magistrale.

Souterrain Blues

D.R.

Le métropolitain, lieu de concentration maximale de la détresse psychique, est de toute évidence le dixième cercle des Enfers, délaissé par Virgile lui-même. C’est naturellement qu’il se mue en scène d’un théâtre acerbe et désabusé, où le monologueur égrène ses rancunes de station en station.

On pourra gloser sans fin sur le fait de savoir si c’est sa naissance dans le froid de l’hiver 1942, au cœur d’une Autriche lugubre, ou l’éducation par un beau-père alcoolique, qui a promis à Handke une inclinaison joyeuse pour la noirceur de l’âme humaine. Tristesse que de s’arrêter à sa plainte romantique et réactionnaire !

Car Yann Collette, appuyé sur la mise en scène sobre et précise de Xavier Bazin, guide cette proposition superficiellement déprimante à travers son corps, de ses pieds à son crâne chauve et en sueur en passant par ses bretelles déglinguées. Sa bouche fabrique une ondulation envoûtante, vacillant entre lente douceur et rage aiguisée.

Collette est l’un de ces rares porteurs de mots chez qui la digestion de la matière sombre produit non pas un déchet mortifère mais une gerbe de fleurs vives semblables à nulles autres. Une fois que l’on rentre dans son monde, hors des sentiers battus et rebattus, on n’en ressort plus indemne. « Pour quel chemin ? », se demande son personnage. Le paradoxe ne l’effraie pas. Il énonce des cruautés incontestables, un point c’est tout.

Il incarne l’homme-nyctalope, veilleur d’une nuit sans fin, en proie aux assauts de la laideur. Horreur de la bourgeoisie proprette, du couple idéalisé, des non-lecteurs, des figures tristes et machinales… il les dézingue à vue ! Il balaie les faux penseurs et les vrais fourbes, les petits fonctionnaires de la vie quotidienne et les grandes campagnes de communication de la RATP. Il vomit la solitude des champs de cons tons, les couleurs moches de la mire télévisuelle, les formes neutres, et les doigts hideux guidés par les claviers numériques.

Le texte de « Souterrain Blues » est le manifeste des temps faussement modernes, incisif, mais d’une beauté et d’une drôlerie grisâtres. Yann Collette l’alchimiste le sublime en évangile phosphorescent. Alors on se laisse dévorer tout cru par sa méchanceté généreuse. Et les oreilles s’imbibent d’un vieux blues américain, sorti des profondeurs, et qui remonte à la surface, au-dessus de la vase.

La scène finale, rapiècement déconcertant de la partition originelle, apporte la rédemption peut-être indispensable à la survie du spectateur, et de l’humanité par la même occasion. Elle nous rassure : la lumière au bout du tunnel n’est pas celle du train de banlieue nous arrivant en pleine face à soixante-dix kilomètres heure, mais le fragment d’étincelle d’outre-monde, incarnée par le charme fuligineux de Laure Roldàn. Elle fait écho au vers ésotérique de Swinburne (« cette chose est divine, pour devenir humaine par ton pouvoir »), et rappelle le sens de la noce sacrée avec notre part d’ombre.

Car l’âge d’or ne se trouve pas dans un passé mythique, fût-il celui d’un seul homme. Nous sommes bien au bord de l’abîme, mais l’âge d’or est un pas plus loin. « Souterrain Blues » se propose de nous y mener.