Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?

Dark Circus

(c) Christophe RAYNAUD DE LAGE

(c) Christophe RAYNAUD DE LAGE

Sur une histoire originale de l’auteur-illustrateur Pef, le duo Stereoptik fait éclore sous nos yeux un poème animé, graphique et musical, qui raconte avec humour et mélancolie le point imaginaire d’un basculement du cirque de la cruauté vers celui de la magie et du rire.

Je n’ai pas d’enfant sous la main, pourtant je réussis quand même à me glisser dans la chapelle des Pénitents blancs. Là, ils sont deux, ils se font face, installés d’un côté et de l’autre de la scène, avec à disposition chacun un plan de travail, petit atelier d’imagination, minimanufacture de musique et d’images. Au milieu d’eux, le centre du plateau est laissé vide. Que s’y passera-t-il ? Absolument rien. Ce n’est qu’une caisse de résonance, car c’est plus haut qu’il faut regarder, qu’apparaissent les uns après les autres les traits de l’histoire. Les gestes et les réalisations des deux plasticiens-musiciens sont repris en vidéo sur un écran blanc qui devient alors le support interactif de la fable proposée par Pef. Ils rivalisent d’inventivité pour créer l’atmosphère de ce cirque cauchemardesque : d’un côté guitare, caisse claire, synthétiseur ; de l’autre feutres, fusains, pinceaux, encre et même sable. Dans une harmonie parfaite, comme un pas de deux entre le pincement de corde et le coup de crayon, un décor est planté : périphérie urbaine où un chapiteau vient pousser comme un gros champignon entre les barres d’immeubles. Désespoir en blanc et noir. La caméra zoome et nous entrons dans la narration comme dans un dessin animé. Romain Bermond et Jean-Baptiste Maillet manipulent des pochoirs : des passants moroses suivent la voiture publicitaire du Dark Circus comme des rats suivraient le joueur de flûte. Le mégaphone crie : « Venez nombreux ! Devenez malheureux ! »

D’un geste, le sable est balayé et nous voilà au milieu de la piste, accueillis par un étrange Monsieur Loyal, marionnette de carton qui claque sa mâchoire comme un squelette. Je réalise vite de quel genre de cirque il s’agit. Les numéros et les artistes ici sont à usage unique. La trapéziste s’écrabouille, le dompteur est mangé et je ne vous parle pas du numéro de lancer de couteaux. Incroyable stupeur de voir le spectacle de la mort proposé à des enfants. Avec humour et second degré, certes ; un travail esthétique hypnotique, j’en conviens ; avec une mise en scène jubilatoire, un vrai sens du cadre et du traitement du temps, OK OK OK ! Mais bon ! Les gars ! Quand même ! Vous jouez à un jeu dangereux, là, me dis-je en moi-même, à la fois fasciné et révolté par l’audace de ce bruit de crêpe écrabouillée lorsque l’homme canon retombe après avoir été propulsé en orbite. J’espère que vous avez les reins solides et que vous allez trouver le moyen de refermer ça sans trop casse et sans plaintes des parents pour cauchemars à répétition de leurs mômes. Et voilà que notre Monsieur Loyal annonce un numéro imprévu. La résolution est là et en moi-même je me tais, tant elle est belle et évidente et tant elle vient tout réparer, même certaines blessures que nous avions oubliées.

« Dark Circus » est un spectacle précieux, d’une finesse rare et désarmante. Voyage double dans le temps de notre enfance et dans les temps archaïques de l’homme. Qu’est-ce que le cirque ? Qui est cet homme qui vient arrêter le massacre en endossant les restes du massacre, dans une exécution publique symbolique, pour que nous puissions tous vivre ensemble et dans la joie ? Petit bouclier humain contre la bête immonde. Je t’aime. Tu portes un point rouge au visage et ta mère se nomme « Poésie ».