Mais pourquoi Thomas Bernhard est-il si méchant ??!!

Wycinka Holzfällen – « Des arbres à abattre »

Un chemin de croix. Pour qui ? Mais pour vous, bande d’inconscients ! Pour vous tous qui aviez encore foi en ce monde !

Krystian Lupa - (c) Natalia Kabanow

Krystian Lupa (c) Natalia Kabanow

Parce que oui, comme toujours, Thomas Bernhard détruit. Les artistes, les politiques, les institutions, vous, moi… Tout, tout le monde et tout le temps. En un mot : monde de merde. Comment ? Monde de merde. Comment ?! Monde de merde. Pourquoi ? PARCE QUE !!! Parce que, comme l’Orangina rouge de notre enfance, Thomas Bernhard est secoué, alors il répète, martèle et serine son propos à grands coups de talon dans les dents. Et gare à celui qui se relève de sa chute porté par la force futile de ses idéaux ! Non, Bernhard ne vous lâchera pas et cognera encore plus fort si vous faites mine de croire en ce bas monde. Rien de nouveau sous le soleil pour celles et ceux qui connaissent le dramaturge autrichien, donc, sauf que cette fois-ci « Des arbres à abattre » est servi par un grand homme de théâtre.

Sur une scène-monde sertie de panneaux en plexiglas à la Mondrian et cerclée d’une bordure rouge du sang versé par ceux qui croyaient, Krystian Lupa expose une version trois fois belle comme l’espoir de cette œuvre ténébreuse et enragée. Plongé au cœur d’une intelligentsia pathétique au lendemain du suicide d’une artiste qui s’était mis en tête d’apprendre aux acteurs à marcher, le spectateur regarde, partagé entre la honte qu’il éprouve à se reconnaître en eux et le plaisir tendre qu’il prend à les voir tournés en ridicule. Et c’est ici que réside la première prouesse de Krystian Lupa. Doucement, il extrait le texte de sa fureur adolescente pour en proposer une version douce-amère au cœur de laquelle les failles de l’individu prennent le dessus sur la critique d’un siècle dont on pleure déjà assez les errances pour ne pas avoir besoin de se faire expliquer les raisons de son pourrissement.

En représentant éclairé d’un théâtre post-dramatique réfléchi, le metteur en scène polonais s’émancipe ainsi du texte pour l’amener vers cet ailleurs qu’appelle de ses vœux un des personnages de la pièce alors qu’il dit vouloir « apporter une nouveauté plutôt que de détruire ce qui existe ». Un ailleurs, et donc tout un monde, qui s’ouvre sous nos pieds. Un monde neuf et possible dans lequel nous arrêterions de nous flageller au sujet de nos erreurs sans pour autant les occulter, pour mieux avancer. Un monde dans lequel l’individu aurait toute sa place et où l’Autre serait un ami. Autrement dit, si c’est possible, c’est ce que, porté par une distribution inouïe, Krystian Lupa propose. Fugitif de la vacuité de la forme et conscient de notre connaissance du vivant, il s’attelle à la définition même du théâtre quand il s’efforce de ne pas seulement crier le monde. Car oui, avec cette scène qui tourne, ces acteurs qui vivent et ces vidéos qui exposent, l’artiste nous force à renouveler notre idée du texte, et donc d’un monde. Ce faisant, il passionne le spectateur et accessoirement fait de son théâtre un outil au service du renouvellement de notre perception du réel… Une belle et ambitieuse définition du théâtre.