Traversé(e) par la rage

MONUMENT 0 : HANTÉ PAR LA GUERRE (1913-2013)

Une boîte noire. Six danseurs dans la pénombre et le chant. Le chant des traditions comme le tocsin des guerres passées et à venir.

Monument 0 - © Ursula Kaufmann

Monument 0 – © Ursula Kaufmann

Enfants de la mort, venez voir. Venez regarder les drames de ce xxe siècle qui n’en finit pas de répéter ses erreurs. Qui serine et qui répète malgré les cris. Les cris des hommes et des artistes. Mais surtout, ici à Avignon, le hurlement maternel et réflexif d’Eszter Salamon. Les guerres, l’Histoire, la politique et la domination. Tout est dans cette danse tellurique et guerrière, rageuse et inaboutie, comme nous tous. Réconciliation ? Jamais. Nulle part. Toujours des compromis. Alors écoutez. Écoutez les borborygmes et la respiration de ceux qui mourraient, meurent et mourront sous les coups. Nos coups à tous. L’être ensemble ne suffit pas. Être l’autre non plus. Mais des possibles, quand même, par cette écoute et la réappropriation de nos actes. Pas de devoir de mémoire, non, mais l’instauration d’un rapport entre l’Histoire d’hier et la danse d’aujourd’hui, par exemple. Une danse du refoulé, un chemin de Damas chorégraphié. C’est cette solution que la chorégraphe-performeuse développe, et qui nous tombe sur la nuque au rythme des battements de pieds de ces hommes furieux sur le sol de nos fiertés.

« Digérer cette vie, ce siècle, cet aujourd’hui traversé par la rage »

Ici et maintenant, avec cette danse, voir ces visages de morts pour un avenir conscient et acharné. Assumer la violence et la douleur de ces regards plantés sur nos fronts. Supporter les remords, aussi. Les remords et la vengeance des victimes. Car la mort est là. Et pas que son image, son odeur aussi. Pas contents ? Pas fiers ? Eszter Salamon s’en fout. Il n’y a plus le choix. Il faut maintenant assumer. Assumer et digérer cette vie, ce siècle, cet aujourd’hui traversé par la rage. Pour avancer ? Peu importe. Pour comprendre ? Peut-être. 1913-2013 : cent ans de folie, de beauté, de violence, de domination, de mensonge, de massacres et de paix infinie jamais aboutie. C’est bien cela qui se passe dans « Monument 0 ». Que Salamon nous jette au visage. Montrer l’horreur. Et la différence. Montrer, ça suffit ? Pas forcément. Parce que oui, en baskets et en short les gentils sauvages aux cultures assassinées retourneront dans leur merde. Celle que nous avons bâtie à grands coups de couteaux et de béton. Non, vous ne changerez pas, et eux non plus. Eux/nous, toujours, cette démarcation symbole de la défaite des hommes jamais ne disparaîtra. Le théâtre, la danse, l’art ne peuvent changer cela pour nous, car seuls, ils ne sont pas grand-chose. Seulement voilà, sur le plateau du lycée Saint-Joseph, un constat est posé qui ne fait pas avancer mais qui oblige. Oblige à savoir. Ça ne changera rien, peut-être, mais on sortira moins bête. Et avec un peu de chance, plus courageux. Du passé, faisons table rase ? Arrêtons ! Conscients désormais, prenons de l’avance. Brisons ce présent, ersatz acculturé d’un passé dépressif, et préparons le futur avec nos outils, avec le théâtre, avec la danse d’Eszter Salamon. Et avec le reste : avec eux. Avec nous.