Caen Cabaret

Caen Amour

(c) Christophe Raynaud de Lage

(c) Christophe Raynaud de Lage

Du french cancan au peep-show, il vous manquait peut-être un chaînon : le hoochie coochie, danse apparue à la fin du xixe siècle, en vogue aux États-Unis, destinée à un public exclusivement masculin. Ces représentations dansées étaient ouvertement sexualisées… Des danses que des femmes, pratiquement toutes de type caucasien, exerçaient en s’appropriant tous types de code de séduction : nudité, exotisme, références au désir sexuel masculin… C’est à travers cette exploration quasi pédagogique et historique que le chorégraphe américain Trajal Harrell met en lien présent et passé, faisant figurer au cours d’un spectacle de pure représentation des questionnements sur l’héritage machiste, sexiste ou postcolonialiste dans la danse moderne, où il en reste probablement, comme dans la société, quelques traces. Il n’ignore pas d’exploser, encore une fois, les stéréotypes de genre. Et s’interroge sur le féminisme de ces danseuses du xixe siècle. Un spectacle qui donne à questionner notre monde et son héritage, quasi politique et sociologique.

Le cloître des Célestins est déstructuré par Harrell, qui brise une fois de plus (souvenons-nous par exemple de « Twenty Looks or Paris is Burning… ») le rapport représentation/public : côté cour est installé un petit cabaret modeste. Des coussins au sol complètent les quelques gradins. Côté jardin : rien, une simple entrée menant vers Harrell, qui accueille les spectateurs, dansant comme dans sa chambre, sur des musiques modernes. Le véritable show, dans lequel le chorégraphe ne dansera pas, débute après : nous replongerons dans le hoochie coochie du début du xxe siècle. Ce préambule avec Harrell dansant sur des musiques 80’s ou 90’s raisonne comme une précision utile : il reste, dans toutes musique et danse d’aujourd’hui, même improvisées, des éléments de séduction.

Ceux-ci défilent, au gré des passages multiples des danseurs et danseuses (qui se changent juste derrière le décor), révélant les références machistes et sexistes, ces évidences de voyeurisme ou d’objectification sexuelle de la femme qui alimentaient le hoochie coochie et semblent encore, plus ou moins, exister dans le regard du spectateur ou chez certains chorégraphes. Que pensez-vous qu’il advienne lorsqu’on annonce qu’il est possible de se lever pour aller, pendant le spectacle, derrière le décor et assister aux changements de costume des danseurs dénudés dans ces loges improvisées ? En masse, les spectateurs libèrent instincts voyeurs pour voir – outre le décor de la coulisse, qui n’est qu’un argument – la nudité s’exprimer là où elle est mise en esthétisme sur le devant de la scène. De la même manière, en gardant quasiment à l’identique les codes du hoochie coochie (gestes sexualisés, mouvements de nature exotique, où s’exprimerait la sensualité, dénudation de la femme), le spectateur est replacé dans cette même position que les hommes de jadis. Il comprend, aussi, au regard de ces danseurs et danseuses, que la séduction et l’éveil du désir sexuel, à l’instar de ces artistes d’aujourd’hui, peuvent être assumés. Pourquoi n’en serait-il pas autant de ces danseuses de hoochie coochie de la fin du xixe, comme une expression avant l’heure de la troisième vague féministe. Un spectacle nécessaire pour continuer à faire bouger les lignes des sexismes et des stéréotypes de genre, ici balayés d’un revers de main par l’interprétation de tous ces lieux communs de genre par des artistes de sexe masculin.

En somme, Trajal Harrell demande : « Qu’est-ce qu’une femme ? » Une constitution de chair de tous les stéréotypes évoqués ? Une simple manifestation biologique dénuée de toute imprégnation sociologique ? L’appropriation assumée, et non subie, des codes de genre, qu’ils soient adoptés par un mâle ou une femelle ? Autant de questions universelles qui dépassent le simple petit cabaret local de « Caen Amour »…