Cirque bellorinien

Karamazov

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Depuis ses mises en scène remarquées de Victor Hugo et Rabelais, Jean Bellorini est devenu un habitué de l’adaptation romanesque. C’est donc moins cet exercice que nous redoutions que l’extension de son art à une œuvre qui tranche par son âpreté.

Que les monologues narratifs soient si présents dans une adaptation de roman n’a rien d’étonnant. Pourtant, Bellorini semble en pâtir plus que d’autres, comme en témoigne sa manière de les mettre en scène. Dans l’immensité de la carrière de Boulbon, le monologue lui impose une immobilité qui ne sied guère à son esprit saltimbanque. C’est pourquoi l’artiste, comme effrayé par l’horizon cataleptique de la narration romanesque, se sent contraint d’instiller artificiellement du mouvement. C’est bien là le rôle du double rail qui traverse la scène et grâce auquel des planches de bois se meuvent, constituant les véhicules sommaires de personnages statiques. De ce refus de l’inertie résultent quelques scènes un brin risibles, révélant toute la facticité du dispositif, à l’image de ce piano qui traverse le plateau pour dynamiser la parole d’un comédien. L’artiste ne cesse ainsi d’osciller entre deux pôles, celui d’où il vient – la virtuosité cinétique et foraine de son « Rabelais » – et celui vers lequel il tend – l’horizon mortifère et éteint du nihilisme – sans jamais parvenir à trouver son point d’équilibre.

De cette oscillation le jeu d’acteur témoigne aussi, car ce qui frappe sur ce point, c’est une hétérogénéité dont on ne saisit pas bien si elle résulte ou non d’un choix délibéré de direction. À l’atonalité de Blanche Leleu (Liza) – qui incarne, par sa voix, quelque chose comme l’horizon d’extinction de toute joie – s’oppose par exemple la boursoufflure déclamatoire de Jean-Christophe Folly et Karyll Elgrichi. Là encore se noue une synthèse précaire entre la recherche d’effets – ce lyrisme trop appuyé pour émouvoir, dans une langue qui n’est ni celle de Racine, ni celle de Hugo – et la sobriété d’un phrasé réaliste – ce son étouffé d’une souffrance inscrite à même le corps chétif et paralysé de Liza –, comme une dialectique brisée entre l’origine badine et spectaculaire de l’art de Bellorini et l’horizon démoniaque de la pièce.

Au fond, le problème de Bellorini, c’est de vouloir échapper à sa légèreté, à sa gouaille, à son sens virtuose du mouvement et de la repartie – et dont son « Rabelais », répétons-le, constitue un sommet – sans jamais y parvenir totalement. Malgré son désir de gravité et de pesanteur, l’artiste semble constamment rattrapé par ses origines circassiennes. En témoigne la présence musicale du « Tombe la neige » d’Adamo, les costumes de Macha Makeïeff, les cheveux peroxydés d’Aliocha, mais aussi, plus structurellement, l’hétérogénéité du jeu d’acteur ainsi que l’absence de partis pris entre le mouvement et son extinction. Tout cela contribue grandement à adoucir, voire à éteindre, l’inquiétude spirituelle du romancier russe. Si le christianisme a mis au cœur de sa pensée théologique le sacrifice de Dieu, c’est-à-dire son « devenir-autre » dans la personne du Christ – et de sacrifice il est éminemment question dans l’œuvre de Dostoïevski –, c’est probablement de ce devenir et de cette mort à soi-même que l’œuvre manque, juxtaposant, plutôt que sacrifiant, sa dimension foraine à son horizon tragique. De ce point de vue, et quoi qu’on pense d’Angélica Liddell, l’artiste espagnole restera bien l’âme dostoïevskienne de ce festival.