De l’impossibilité politique à l’incapacité théâtrale

Tigern

La Tigresse - © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

La Tigresse – © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

C’est l’histoire de l’Europe qui va et, avec elle, celle d’un projet qui sombre dans la banale merditude des sentiments d’une humanité décharnée. C’est alors aussi l’histoire d’une utopie bien plus grande que nos âmes qui aujourd’hui se prend en pleine face le mur d’une réalité historique qu’elle avait cru pouvoir oublier à grand renfort de politiques mémorielles.

C’est donc peu dire que c’est important. C’est important, et il était permis d’y croire, parce que Gianina Cărbunariu fait partie de ces auteurs qui avaient su éclater nos pensées en 2014 avec « Solitaritate ». Déjà, à ce moment, l’Europe, le communautarisme et les inégalités étaient au cœur de ses insomnies. Mais c’était bien avant ce qui devait suivre. Bien avant que tous ces rêves ne terminent écrasés sur le pare-chocs d’un camion, face à la mer.

Parce que parmi les mille verrous qui enferment cette pièce, le décalage entre la pensée du texte et la réalité de nos vies est peut-être celui dont il sera impossible de trouver la clé. Car imaginez : c’est une fable qui nous est présentée ! Une fable sur l’histoire d’un Tigre évadé de son zoo que le peuple martyrise faute de savoir l’accueillir. Alors, évidemment que le Tigre n’est autre que le nomade de nos villes, et que la répétition des coups qu’il prend sonne 6 millions de fois, comme le nombre d’ahuris qui en 2015 ont voté pour le Front national. En ce sens, cette pièce qui a déjà plusieurs années est peut-être visionnaire. Mais n’a-t-on pas besoin d’un propos et d’images plus fortes ? Ne doit-on pas aller au-delà de l’illustration et violenter la douceur qui englue la mise en image de cette situation qui tue tranquillement nos idéaux ? Le hasard des horreurs quotidiennes le prouve : cela n’a pas de sens d’embrasser de façon si naïve un tel sujet, alors que les fantômes de l’Europe agonisante errent dans nos villes, et que ceux que nos utopies ont rendus fous dansent autour des cadavres de nos enfants crevés sur les plages de Grèce et de Turquie.

Faire le choix de ce texte aujourd’hui semble donc insensé, mais cela ne serait rien si Sofia Jupither avait fait le choix d’une mise en scène difficile. Ici, de la gentille absurdité des situations à la direction des acteurs, qui jouent comme ils le feraient dans un film des Monty Python, tout laisse à penser que personne sur ce projet n’a pris la mesure du noir dans lequel nous plonge la situation. Rire du tout, bien sûr, et tourner en dérision l’absurdité des raisons qui nous font sortir de notre humanité, évidemment ! C’est d’ailleurs en théorie assez habile et cela permet d’insuffler de l’espoir au constat, car considérer que tout cela est absurde, c’est aussi accepter la fondamentale bonté d’un homme qui ne ferait finalement que s’égarer momentanément. Mais cela ne va pas assez loin. Si tel était le parti pris, alors oui, mais plus loin, il aurait fallu aller beaucoup plus loin pour percer l’illogisme institutionnel qui tue.

Le pire enfin, c’est qu’en sortant de cette pièce qui devrait nous briser les genoux, beaucoup auront passé un bon moment, tant la petite heure passée dans la salle est émaillée de nombreux éclats de rire. Des rires qui finissent par faire s’effacer le sujet derrière la forme, et que plus rien ne subsiste de l’horreur du quotidien de ces vies. Pourtant, à un moment, un acteur se tourne vers le public et hurle : « Il y a des dangers réels et d’autres, fabriqués ! » C’est donc bien que la conscience est là, mais quand même le théâtre n’est plus capable de nous montrer le danger et de nous faire croire au possible, alors on ne sait plus à quoi il sert.