De la viralité du cercle, π et autres enchantements

Dance

© Jaime Roque de la Cruz

© Jaime Roque de la Cruz

Et si l’on s’amusait à faire de Pascal le prédicateur de la danse postmoderne, lui qui aurait lancé, alors très éclairé, cette sentence célèbre pour ne parler en réalité que de « Dance » et mettre au rebut Dieu et l’univers infini : « C’est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part » ? Phrase qui s’empare merveilleusement bien de la danse de Lucinda Childs et capte toute l’essence du minimalisme chorégraphié. Cette décontextualisation outrecuidante en deviendrait presque sérieuse. Mais le programme auquel nous sommes conviés ne relève-t-il pas de la sphère « subjugante », dans laquelle viendrait se lover chaque spectateur, et dans laquelle chaque danseur constituerait à son tour sa propre sphère ? La métaphore tient, nous l’espérons.

Pur programme axial, l’œuvre est construite sur le modèle du reflet, un premier tableau de huit danseurs venant alterner avec un second de huit danseurs et au milieu un solo central, éblouissant. Ce programme miroir ou fractal réussit à boucler en une heure ce que tout être humain appelle communément le « vide », en faisant de chaque geste un palindrome à redéployer constamment, chaque mouvement semblant tout à la fois inconsistant et si plein. La danse de Childs est presque un rapt, en cercle et par les cercles, elle circonscrit et enceint tout ; circonscrire, puisque la chorégraphe fait danser tout ce qui est à la ronde, c’est-à-dire croyances, émotions, corps, bouches – devenues muettes –, mots. Certes, la performance paraît presque invivable pour le spectateur, dans cet espace profondément ailleurs, mais rien de tragique, rassurez-vous, le rapt est sans aucun doute l’œuvre d’un Bacchus tout de blanc vêtu.

Si l’on invoque souvent la géométrie pour tenter d’appréhender ce programme, l’algèbre offre des perspectives d’interprétation tout aussi réjouissantes. Jamais l’infini n’aura donné à voir toute sa chair comme il le fait ici.

Très vite une autre question surgit : pourquoi reprendre et revoir avec intérêt une pièce de 1979 ? Affirmer que ce programme est profondément atemporel serait se méprendre, les vestiges des eighties sont bien là et se font sentir mais ne sont que vestiges, la ville contemporaine qui les encercle existe et bouillonne bel et bien. La réponse, très esthétique, réside dans la transmission et la passation du geste à de nouveaux danseurs. Il s’agit ici d’actualiser une pièce, ce qui veut dire très simplement la rendre présente à notre esprit. Redire toujours non pas pour répéter, ni pour dévier (car en déviant l’on se perd si aisément), mais redire ou plutôt refaire pour tout altérer, car lorsque les choses s’altèrent elles se recomposent inéluctablement. Presque une injonction, qui serait celle d’apprivoiser sans cesse les gestes qui nous sont adressés. Cependant, on est loin ici de l’école brechtienne, qui fait du geste un gestus, faisant de sa répétition une dénonciation politique. Childs défend une esthétique gestuelle, qui part d’une mécanique, d’une biologie, et du hasard ; en définitive il nous faut comprendre tous ces gestes vitaux en les soumettant à des retours incessants, des refontes, des répétitions.

Le dispositif de Sol LeWitt est en ce sens fascinant, puisque l’écran qu’il installe entre la scène et la salle n’est autre qu’un papier-calque bougon, qui ne nous délivre plus des plans cinématographiques mais des planches, déformant les échelles. C’est ainsi qu’une danseuse apparaît de façon gigantesque ou que des danseurs sont absents à l’écran alors qu’ils dansent sur scène, comme si le calque avait glissé. Le plasticien, desserrant et resserrant le champ, nivelle immédiatement le réel, précédant la scénographie de Frank Gehry, la dépassant certainement.

Pensum contemporain : dans un blanc éclatant qui nous laisse médusé, ce qui triomphe c’est à la fois la rêverie devant ces corps hallucinogènes, tranchants et brumeux, et surtout le Rythme qui s’offre et se présente à nous dans toute sa nudité. Ce qui nous est extérieur nous gagne intérieurement et fait battre notre pulsation interne, dont le métronome n’est plus dès l’issue de la représentation cette même représentation mais la représentation du monde, du réel, qui nous contraint à subir des rythmes qu’il s’agit sans cesse d’harmoniser et de contenter.