La dernière auberge avant la fin du monde

Avidya – L’Auberge de l’obscurité

© Shinsuke Sugino

© Shinsuke Sugino

Né en 1976, Kurô Tanino fait partie de cette nouvelle génération de metteurs en scène japonais qui, à l’instar de Toshiki Okada, ont réussi à exporter leur travail. Son dernier projet, « Avidya –L’Auberge de l’obscurité », c’est un peu une nouvelle de Maupassant à la sauce japonaise : de l’ultraréalisme nimbé d’une étrangeté indéfinissable.

Dès la première séquence, lorsque l’improbable duo de marionnettistes en provenance de Tokyo pénètre dans le hall de l’auberge, solitaire abri perché sur une montagne, tous les ingrédients sont là : l’attente, le mystère. Qui les a convoqués en ces lieux ? Un à un, on découvre les habitants de cette faille spatio-temporelle, enveloppée de vapeurs, de pénombre et de bruits d’insectes. Car la dramaturgie repose entièrement sur ces personnages détraqués malgré eux, autour du père aux cheveux longs, atteint de nanisme (l’incroyable acteur et magicien Mame Yamada), et de son fils, dont on ne saisit pas très bien le mal mental.

Ce n’est pas un hasard que Tanino soit un ancien psychiatre ayant viré sa cuti. Pour appuyer ce décryptage de l’âme humaine, tortueux et symbolique, un système de dualités (jour et nuit, ville et campagne) et une voix off (Ritsuko Tamura) renforcent la dimension fabuliste du récit et entretiennent une réalité instable. « Avidya » est héritier du nô en ce sens que c’est l’inconscient qui prépare le terrain de l’intrigue. Jeu d’ombres et de lumières, c’est un envoûtement pour qui sait se laisser bercer par sa lenteur subtile, digne des grands maîtres du cinéma japonais. Le plateau tournant, manège à deux niveaux utilisé ici avec une efficacité sans faille, permet de fluidifier les changements de scène en simulant des mouvements de caméra, comme si la pièce était un long plan-séquence.

Il n’est pas toujours aisé de déchiffrer les enjeux relationnels des personnages balançant entre névroses et rapports sociaux très codifiés, et refusant de dévoiler entièrement leur intimité psychique. C’est plutôt la dimension physique et sexuelle qui est au cœur de l’intrigue, parfois exposée sous son jour le plus grotesque ou humoristique : « Je veux voir vos corps », dit l’aveugle, qui prendra peur en touchant les membres difformes de la marionnette du nain. La source thermale semi-obscure et silencieuse située derrière l’auberge est le lieu d’exposition d’une nudité à la fois pudique et crue, qui n’a rien d’érotique. C’est à une nuit de désirs frustrés et difficilement exprimés que nous convie Tanino, à l’image de cette geisha quadragénaire qui doit attendre l’ultime séquence pour que, à l’aube d’un jour nouveau, elle voie enfin se réaliser son désir de maternité.

Sans doute l’auberge, sorte d’égrégore des esprits d’antan, possède-t-elle une volonté propre. Menacée par la construction d’une ligne de trains rapides Shinkansen, elle a réuni une dernière fois dans son onsen (bain thermal) un échantillon de l’humanité. Car par ses décors, ses rituels et la présence cruciale du personnage Sansuke, dont la profession désuète consistait en soins corporels, « Avidya » est un hommage aux traditions. L’histoire est au service d’une nostalgie évidente d’un Japon aujourd’hui disparu. C’est une sorte de shômingeki, une narration du quotidien des gens ordinaires, déclinée ici en représentation à la fois austère et barrée de weirdos dans une ambiance fin de siècle. Et surtout un moment de théâtre original et poétique, d’une forme que l’on a peu l’habitude de voir sur les scènes françaises.