La gloire et la ruine

Surfaces

 © Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Adel Abdessemed présente dans l’église des Célestins dix bas-reliefs sculptés sur des matériaux divers, reprenant ainsi une modalité ancestrale de figuration des récits mythologiques et historiques.

Par là, l’artiste s’inscrit explicitement dans une histoire des formes artistiques de la gloire. En témoigne l’usage de certains matériaux prestigieux comme le marbre blanc de Carrare, indissociable du destin figuratif de la Rome antique, le sel de Siwa, là même où Alexandre le Grand se fit reconnaître descendant du dieu Amon, ou encore le marbre noir de Belgique que l’on retrouve sur les somptueux gisants des ducs de Bourgogne. Reprenant quelques célèbres photographies de presse, ce ne sont pourtant pas des faits de gloire qui sont représentés sur les bas-reliefs d’Adel Abdessemed, mais quelques événements surmédiatisés de l’histoire contemporaine comme l’attentat du World Trade Center, la pendaison de Saddam Hussein ou la répression de Tian’anmen. Comment rendre compte de cette dissociation manifeste de la forme et du fond ?

S’il y a bien chez Adel Abdessemed une monumentalité qui réside dans la grandiloquence inhérente à la fonction historique du bas-relief, cette démesure est sans cesse contredite par la dimension spectrale de la représentation. C’est donc moins le monument que son irrémédiable perte qui nous est montrée, car si le passé glorifiait l’Histoire en la publiant au fronton des bâtiments publics, le présent en fait bien plutôt le deuil. En témoigne ce bateau de migrants à la dérive, rendu difficilement identifiable par la dimension granuleuse du sel de Siwa. On comprend alors d’où vient cette émotion qui pointe : non de l’objet excessivement pathétique de la représentation, mais de sa forme fantomatique. Que ces bas-reliefs soient disséminés dans une église délabrée prend ainsi entièrement sens – écrin en ruine d’une œuvre qui présente la gloire sous la forme de sa perte.

La disjonction entre la forme glorieuse du bas-relief et l’horizon disparaissant de l’objet de la représentation – à l’instar du célèbre homme de Tian’anmen qui se dessine à peine sur le marbre blanc – inscrit au cœur de l’image quelque chose comme une réflexivité lyrique. Ainsi nous est rendu le pathos d’une image que le pathétique publicitaire nous avait subtilisé. C’est bien là que réside la justesse de l’artiste qui se fait ici l’antithèse d’Andres Serrano – auquel la collection Lambert consacre non loin de là une exposition. Alors que le photographe américain, par son sens de la pose et de la frontalité, se complaît dans une monstration sans reste du réel, Adel Abdessemed rompt au contraire avec le régime spectaculaire de l’image médiatique, du moins dans cette exposition d’une retenue qui tranche avec la dimension beaucoup plus contestable du reste de son œuvre.

Pourtant, certains bas-reliefs se distinguent radicalement de ces représentations de l’histoire contemporaine : des enfants moulés sur de l’or en une composition semblable à celle d’un polyptyque, un paysage représentant un glacier, des dolmens enracinés dans la terre d’une religiosité ancestrale. Trois visions qui font signe vers une forme de primitivisme, comme une ouverture messianique vers un en-deçà ou un au-delà des malheurs du siècle. Une ouverture, rien de plus, car il s’agit moins d’échapper à l’Histoire – entreprise illusoire puisque cette rêverie se fait encore dans la forme historique du bas-relief – que de jeter à partir d’elle un regard émerveillé sur son dehors.