Le nihilisme du visage

Les Frères Karamazov

© Thomas Aurin

© Thomas Aurin

Malgré quelques références à la Russie contemporaine, il ne faudrait pas réduire l’adaptation de Frank Castorf à l’exploration de cet éternel poncif qu’est « l’âme russe », car ce qu’il étreint, c’est, plus largement, toute la démesure de l’interrogation dostoïevskienne sur le destin du nihilisme européen, que celui-ci ait pour nom socialisme, libéralisme ou fascisme.

Aliocha le généreux, en costume noir de milicien fasciste. Aliocha le tendre, à la tête d’une parade d’enfants arborant des drapeaux rouges. Deux images sans raccord possible, à l’instar de toute la pièce, puisque le montage textuel très abrupt rend les transitions toujours arbitraires, sauf à considérer que la pièce relève moins de la polyphonie – l’égale dignité de toutes les voix – que de la cacophonie – l’absence de valeur de toute voix possible –, épousant par là même le geste nihiliste du renversement de toutes les valeurs. L’illisibilité du spectacle ne résulte donc pas simplement d’un acte complaisamment radical, mais d’une structure cacophonique dessinant la vacuité d’une subjectivité moderne qui, arrachée au monde, s’est abandonnée au délire incohérent de sa propre inconsistance.

Cette réversibilité infinie de toutes les croyances justifie pleinement l’omniprésence de la vidéo, et du gros plan qu’elle autorise. C’est que par leur expressionnisme défiguré, ces visages éructants sont rendus à leur indistinction fondamentale : tous font la même grimace et expriment le même pathos. Le gros plan chez Castorf est donc foncièrement dostoïevskien puisqu’il parvient puissamment à figurer ce qui se défigure, à savoir ce « nihilisme du visage » qui n’est pas autre chose que « la peur du visage en face de son néant » (Deleuze). Or ce nihilisme, ici du moins, n’est pas le propre d’une humanité abstraite, mais le privilège présomptueux de cette bourgeoisie culturelle qui peuple les théâtres publics. L’évocation par l’un des Karamazov de la gentrification résume ainsi le petit drame un peu bouffon d’un petit-bourgeois qui masque, derrière ses idées généreuses, le vide d’une âme à la recherche de sa plénitude.

On comprend alors que cette adaptation soit habitée par une ambiguïté fondamentale, l’ambiguïté inhérente à la mise en scène d’un auteur réactionnaire. En nous montrant le devenir totalitaire de la conscience malheureuse, Castorf ne tend-il pas, en épousant la forme même de son objet, à adopter une esthétique fascisante ? C’est qu’à l’opposé de toute distanciation brechtienne, les effets de sidération sont omniprésents : pathos du gros plan, grandiloquence édifiante des légères mais systématiques contre-plongées, éructation prophétique et hystérisante des acteurs. Conscient de l’écueil, le metteur en scène n’omet pas d’insérer quelques piques d’ironie, comme pour se distancier de sa propre fascination. Mais ce qui permet à Castorf de ne pas identifier totalement la forme de son art à son objet totalitaire, c’est l’ambiguïté de ses effets, puisque le grandiose n’est jamais loin de sombrer dans le grotesque.

C’est ainsi sur les décombres de la lettre que la pièce parvient à habiter l’esprit démoniaque du roman, même si Castorf n’en adopte pas entièrement la dimension réactionnaire, se refusant à déduire certaines conséquences et à les assumer. Spectateurs, devrait-il dire, vous êtes les potentiels fascistes ! Car au lieu de prier dans les églises, la gloutonnerie de vos âmes vides est trop prompte à se nourrir des grands frissons et des petites jouissances de l’art. « Malheur à vous qui êtes repus ! car vous aurez éternellement faim », disait l’apôtre.