Le théâtre incapable

Il cielo non è un fondale

© Elizabeth Carecchio

À marcher sur le fil de l’impossible en espérant faire du théâtre la clé de cette porte dérobée par laquelle s’échapperaient nos incapacités, Daria Deflorian livre un geste d’une beauté infinie mais profondément désespérant.

Sur la scène des ateliers Berthier, quatre personnes enfermées dans une boîte noire. Cette boîte noire cachot des cerveaux et bourreau des avenirs, étouffés qu’ils sont par la lumière sombre portée sur les souvenirs qui empêchent. Celle aussi qui enregistre les dernières conversations des pilotes de nos âmes, avant qu’elles ne s’écrasent sur le versant rocheux d’une humanité décharnée. Alors, le fil des incapacités se déroule et les langues se délient. Chacun satellite de l’autre, les acteurs s’écoutent et se regardent mais jamais ne se touchent, au gré du récit de leurs vies impossibles et misérables, freinées par la peur qui englue l’idée du futur. C’est toujours touchant et parfois beau, mais rarement convaincant.

Rarement convaincant, ou plutôt profondément désespérant, puisque tous les drames de l’aujourd’hui sont récités à travers les vies de ces âmes errantes, sans que jamais le théâtre ne puisse se muer en autre chose que cet outil au service des mots racontés. Et c’est absolument paradoxal, puisque ici tout semble vouloir penser le théâtre en tant qu’artefact consolatoire et magicien au service de la compréhension du « nous », de cette scénographie métaphysique à la construction d’une dramaturgie réflexive. Au fil des sujets qui s’égrènent (de la défaite de l’État tortionnaire à l’impossible amoureux en passant par la ville désespérée), c’est effectivement le contraire qui petit à petit se déploie. Alors que la pièce est pensée comme une possible porte de sortie de cette boîte noire dans laquelle évoluent les personnages, elle est finalement écrite comme une suite de récits dans lesquels les individualités s’engluent et jamais ne se retrouvent autrement que par le partage d’un malheur qui semble indépassable. La représentation, donc, devient une sorte de réunion des malheureux anonymes. Un espace-temps qui ne pourrait rien faire d’autre que d’échouer face au défi que Daria Deflorian pose au théâtre : celui de surpasser nos incapacités par la représentation de l’impossible.

Au-delà de l’écriture, la scénographie aussi enferme la pièce dans un fatalisme insurmontable qui ne permet pas aux images de se déployer. Emprisonnées qu’elles sont dans l’imaginaire des spectateurs et la mémoire de ceux qui les partagent, celles-ci restent en suspens, et le théâtre face à elles semble déposer les armes, alors même qu’il devrait être la preuve d’une possible mise en images de l’impossible. Cela n’enlève rien à l’immense beauté des histoires partagées, mais c’est dramatique en ce que cela réduit nos vécus et enterre nos envies dans le cimetière de l’anecdotique, en plus de faire du théâtre la preuve d’un impossible alors même qu’il ne devrait être rien d’autre que le dernier prince du royaume des malgré-tout. Malgré ces vies, malgré l’acharnement du malheur, malgré les absurdités qui sont racontées, il devrait se dresser là, mais ici il se couche face au récit et ne devient jamais l’écran sur lequel devraient être projetées les images de nos possibles. Ces images au fond desquelles la mort nous dévisage ; la mort, c’est-à-dire notre immortalité, à laquelle le théâtre devrait nous permettre de croire chaque soir.