L’intime comme étranger

Avidya – L’Auberge de l’obscurité

(c) Shinsuke Sugino

(c) Shinsuke Sugino

Un homme et son fils, marionnettistes originaires de Tokyo, se rendent dans une auberge de la campagne japonaise afin d’y donner leur spectacle. Une fois arrivés, ils découvrent que personne ne les attend. Qui a donc bien pu requérir leur venue ?

Avidya, c’est le premier des douze maillons du bouddhisme, celui qui signifie « égarement ». C’est aussi le nom de l’auberge dans laquelle les deux artistes vont passer une nuit à essayer de comprendre qui les a invités. Cette auberge, c’est un endroit où l’on se perd plus que l’on ne se trouve, un lieu qui recueille des individus abîmés par la vie, le muet Sansuke ou l’infertile geisha. Mais ce n’est pas un lieu où l’on répare les vivants, bien au contraire. L’auberge vit ses derniers jours, menacée par le tracé du Shinkansen, le train à grande vitesse japonais. C’est donc sur le fil, dans une atmosphère de fin du monde, que se retrouvent les habitants de l’auberge Avidya.

Ce qui frappe au premier abord dans la mise en scène de Kurô Tanino, c’est la beauté folle du décor. La minuscule scène, qui abrite un plateau tournant, accueille quatre pièces de l’auberge, avec une minutie digne d’une maison de poupées de l’ancien temps. L’esthétique du plateau est d’une finesse jouissive pour qui aime à observer. Et observer, il le faut. Car il y a du David Lynch dans « Avidya ». Les personnages cabossés moralement ou physiquement, l’atmosphère de fin d’une ère, le mystère irrésolu entourant la venue du père et de son fils, tout évoque une ambiance à la « Twin Peaks ».

Il y a donc, comme dans un film de David Lynch, plusieurs degrés de lecture, plusieurs façons d’appréhender la pièce. On peut y voir une création atmosphérique, se laisser porter par la lumière, les sons, tout ce qui recrée une ambiance bien particulière propre à cette étrange auberge. On peut choisir d’y voir plutôt une métaphore de la modernité (symbolisée par la construction de la ligne du Shinkansen) qui détruit tout sur son passage, querelle du traditionnel contre le moderne, l’auberge étant le dernier bastion d’une civilisation vouée à disparaître car pas rentable. On peut encore s’attacher au mystère de la pièce, traquer les indices disséminés çà et là pour deviner qui a écrit la lettre demandant aux marionnettistes de venir : est-ce Matsuo ? Sansuke ? Ou bien l’une des deux geishas ?

« Avidya » est une pièce qui ne répond pas à l’énigme qu’elle pose. Peut-être parce que dans la vie, on n’a pas toujours toutes les réponses. Mais est-ce si important, après tout ? Kurô Tanino ne cherche-t-il pas à donner une leçon d’humilité aux spectateurs, à lutter contre le spectateur tout-puissant, celui à qui on permet de voter pour changer le cours de ses programmes, celui issu d’une génération qui zappe tout, partout, tout le temps ? Tanino tord la perception du temps jusqu’à un point totalement lynchéen : s’il maîtrise l’espace-temps de la pièce grâce aux subtiles variations de lumière créées par Masayuki Abe, le spectateur se perd dans un temps de la représentation distendu, sans savoir si le spectacle a duré une heure ou en a duré trois. Cet effet est renforcé par l’unheimlich cher à Sigmund Freud, cette « inquiétante étrangeté » qui fait qu’on reconnaît tout et que, dans le même temps, on ne reconnaît rien. Après tout, tout cela n’était peut-être qu’un rêve aux contours flous.