A chaque génération son drame

Five Easy Pieces

(c) Phile Deprez

(c) Phile Deprez

Délicatement, presque pianissimo, Milo Rau jette un pavé dans la mare. Avec bienveillance. Il arrose les rives de la douleur collective de ses propres flots, jusqu’alors stagnants, tel un bouillon entretenu de repentir, de culpabilité, de devoir de mémoire, de peurs et d’angoisses, d’impossibilité de prise de distance. « Vos douleurs ne sont pas celles de vos enfants… » semble rassurer le metteur en scène suisse en le criant doucement à une salle d’adultes marqués par la compassion et la contrition inconsciente. Ferme mais apaisant, « Five Easy Pieces » bouscule la hiérarchie des émotions autant qu’il veut consoler la société de ses maux. En somme, l’artiste dépossède la société d’une culpabilité sclérosante tout en lui rappelant sa responsabilité dans la pétrification des douleurs.

En plaçant le nœud de son récit dans le cadre d’une représentation théâtrale d’enfants, au cœur des répétitions d’une pièce traitant du drame de l’affaire Dutroux, Milo Rau déploie tout autant la question du jeu et de la distance que celle de la transcendance du sujet par les interprètes – et par là même, par les spectateurs. Dans un dispositif scénique mêlant vidéo et mise en abyme, où les enfants comédiens jouant cinq scènes sont « dupliqués » sur l’écran par des adultes jouant la même scène, le récit se tord volontairement entre représentations de saynètes et dialogues vivants, d’apparence spontanée, entre les prises de vues. Lors de ces « espaces de paroles libres », lorsque chaque enfant comédien sort de son « rôle » pour dialoguer du sujet de sa scène, de la manière de la jouer, ou simplement de la vie, guidé dans ses échanges par l’adulte « réalisateur », il naît un étrange paradoxe à peine perceptible. Gênante situation qui bouleverse les codes de la réception dramatique : le spectateur adulte, qui jette naturellement un regard empli d’empathie lorsque, sur scène, des enfants jouent la comédie, spontanés et drôles, se trouve confronté par ces mêmes enfants à ses propres angoisses. Miroir involontaire de ces jeunes comédiens, pour qui l’enjeu est davantage l’interprétation que le thème qu’ils envoient aux tripes de leurs aînés, ici spectateurs. Le discours tenu par ces enfants, dialoguant entre leurs scènes autour du viol, du meurtre et de la séquestration d’autres enfants, et interprétant – sous la caméra d’un homme – les victimes, les parents orphelins ou les policiers de l’affaire Dutroux, fissurent le sourire des adultes spectateurs.

Le décalage entre le rapport du spectateur et le sujet abordé d’une part et le rapport des comédiens et le sujet qu’ils interprètent d’autre part provoque alors la remise en question, au-delà de la représentation complaisante, où la communion consensuelle autour du drame empêche toute remise en question du pathos. Habile et formidable procédé du metteur en scène, dont la collaboration avec les enfants-comédiens de Campo (ô combien fascinants de maîtrise, parfaitement dirigés par le metteur en scène suisse) ne pouvait trouver thème plus essentiel que celui des générations et de leurs repères glissants. La douleur collective dans la salle adulte, confrontée à la réminiscence de souvenirs d’événements tragiques, refaisant surgir la culpabilité d’une nation qui a laissé, par les failles de sa police et de sa justice, des enfants mourir, est soudainement renversée par la distance prise par la jeune génération de comédiens avec ce même drame : ils ne parviennent pas à pleurer, à être émus, et sortent de leur rôle avec une facilité qui déconcerte. La représentation est un jeu, purement. Et lorsque sur scène la jeune Elle Liza chante Rihanna, ou lorsque leur conversation glisse lentement vers les récents attentats de Bruxelles, avec débats vifs et passions, la vérité, même troublante pour l’adulte, apparaît : il n’y a pas d’universalité de la douleur, y compris avec ses propres enfants. Si devoir de mémoire il peut y avoir, il n’y a pas devoir de compassion. À chaque génération son drame ; celui de nos enfants ne tournera pas autour de Dutroux.