Songe d’oiseaux nocturnes

La Rive dans le noir

Christophe Renaud de Lage

Il est des représentations qui sont comme des rêves de voyage. On quitte la terre qui nous abrite et on s’aventure dans l’inconnu. Cela demande un effort, c’est vrai. Il faut habituer notre regard à la pénombre. Il faut tendre l’oreille et le cœur, et laisser notre désir de rationalité prendre du repos. Mais le jeu en vaut la chandelle, et le songe qui nous est proposé nous laissera, au réveil, comme au petit matin avec le sentiment d’avoir tout réglé sans avoir rien compris.

Le poète est là. Il lit ou dit ses textes. Il évoque la mémoire. Il nous parle de Messiaen en jouant quelques notes au piano. L’actrice entre, comme il est beau d’entrer sur scène, venir de l’ailleurs avec quelque chose en soi qui veut sortir et qui est appelé à être dit ou accompli : un cri. Je pense à ces après-midi passés chez mon grand-père, lui à sa table de travail, et moi enfant, arrivant du grenier, l’interrompant toujours avec un objet ancien, un vieux vêtement pour costume, une trouvaille qui faisait de moi quelqu’un d’autre. Et je retrouve la même bienveillance dans le regard de Pascal Quignard lorsque Marie Vialle s’avance vers lui, apprêtée pour évoquer l’animal, le fantôme, le conte, l’être cher qu’on a perdu. Une grande délicatesse se dégage de la relation entre le vieil homme et la femme qui joue à jouer, à prendre forme, comme une enfant.

La scène semble elle aussi prise d’envies de métamorphose. Avec subtilité, la lumière change, et c’est un tout nouveau relief qui se dessine. On croirait le sol changer de nature, passant de l’humus au sable, les murs se déplacer évoquant tour à tour un dédale de granit, une forêt d’arbres centenaires, les bâtisses de la ville.

L’image vidéo, ce nouvel outil dont la présence ne se discute plus puisqu’il est celui de notre temps, est utilisée ici pour évoquer ce qu’il y a de plus archaïque dans la représentation : la peinture rupestre. Et c’est du mélange de l’ombre et de la lumière, gratté sur la surface de l’écran, qu’apparaissent comment par magie les deux totems, oiseaux protecteurs qui veilleront sur nous le temps de ce voyage : la chouette et le corbeau. Quelle agréable surprise de les voir se joindre à nous, en chair et en os, le temps d’un jeu ! La chouette déploie ses ailes gracieuses pour rejoindre le bras de l’artiste et gagner sa récompense. Son cri résonne comme un chant aphone imperceptible à l’oreille humaine. Le corbeau semble vouloir écrire de son bec sur la feuille, piquant la graine à chaque page tournée. Pure présence et imprévisibilité.

Je m’interroge souvent sur ce qui est représenté (si le théâtre est représentation) lorsque nous évoluons dans le champ de la poésie, et pas dans celui du drame. Quel genre de rituel est-on en train d’accomplir ? Pourquoi sommes-nous rassemblés dans la pénombre ? Pour entendre des mots ? Pour faire fonctionner ensemble notre boîte à images intérieure ? Non. Une lecture y suffirait. Ici, les mots font partie des rouages d’une mécanique bien plus complexe et raffinée. Lorsque trop souvent les spectacles dits « poétiques » ne consistent qu’à l’enchaînement d’une suite de textes avec, à chaque séquence, une petite solution scénique qui vient illustrer ou apporter un contrepoint au contenu du poème, « La Rive dans le noir » se contemple du haut de la crête comme un vaste panorama nocturne. Mettre en scène, c’est traduire, dit-on. Or ici la poésie n’est pas ce qui se perd dans la traduction. Ce spectacle est un poème, un chant d’amour. Car comme le dit lui-même Pascal Quignard : « Ce qu’on ne peut pas faire en écrivant, quand on est en train d’écrire, c’est chanter. »