Souriez, vous êtes filmé

20 novembre

© DR

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Attraper l’ombre du désespoir, si bien ancrée dans l’esprit fragile d’un être adolescent que, déjà, elle s’est transformée en certitude. Voilà le projet de Sofia Jupither, qui, dans son diptyque soumis à la programmation du IN, s’attaque au fameux texte de Lars Norén. Dans la voix, dans le regard, plus aucune trace d’amour, ni même de vie. Car Sebastian va tuer. Il va rendre, coup pour coup, l’humiliation qu’une société normée et aveugle, incapable de reconnaître ses propres monstres, lui a fait subir.

Tout comme dans « Tigern », c’est encore dans un dispositif scénique très simple que la metteuse en scène suédoise fait évoluer le personnage de Sebastian Bosse – le jeune homme de dix-huit ans qui, le 20 novembre 2006, commet l’irréparable dans son lycée d’Emsdetten. La mise à nu du plateau resserre le propos sur l’essentiel ; le regard et la parole qui préparent l’action, ces choses mêmes dont a été privé Sebastian dans son quotidien. Et, en effet, on est bien « obligé(e)s de le regarder », ce jeune homme ; on est bien obligé(e)s d’être confronté(e)s à l’horreur que nous-mêmes pouvons créer. Mais le sursaut vient trop tard, et il est impossible d’enrayer une machine déjà partie, tête baissée, forte de son propos eschatologique où Dieu n’a même pas de place. Juste la mort, la destruction totale.

La scénographie et le décor sont d’une grande économie mais cachent derrière cette simplicité apparente une subtile compréhension psychologique des enjeux ici à l’œuvre. Sofia Jupither fait le choix de donner le rôle ni à une « garçonne » ni à un homme dont le biceps acéré aurait suinté un bien pauvre cliché – comme cela a pu être le cas dans des mises en scène antérieures. À l’antipode de cette violence trop ouvertement affichée, David Fukamachi Regnfors dévoile un Sebastian certes cousu de certitudes et d’amertume, mais aussi de fêlures. Dans son « regard clair » se trouvent mêlées la résignation et la tristesse d’une enfance éclatée en mille morceaux, soumise à la bêtise des autres – enfants comme adultes. Et s’il semble absolument déterminé, si rien ne peut arrêter son effroyable marche – qui n’attend pas que la salle plongée dans le noir, silencieuse –, c’est que, justement, la tragédie est déjà à l’œuvre sans que nous y fassions attention.

Avec sa timide silhouette mais ses gestes francs, la beauté d’un visage triste et faussement inexpressif, l’acteur incarne parfaitement l’ambivalence de cet être qui porte en lui le fardeau de cette insoutenable violence. Paradoxalement, c’est presque selon un rythme très tranquille que, dans son va-et-vient permanent sur scène et sa maniaquerie du détail, fait surface la démence. Et cette ironie s’inscrit sur son T-shirt même, qui arbore un bien triste « smile ». En porteur de la loi du Talion au système de mesure abrogé, en ange de l’Apocalypse païen, Sebastian va accomplir ce qui ne peut pas ne pas être. Car sa violence s’ancre dans une absolue nécessité. Alors qu’il filme sa dernière heure d’homme aux mains encore propres, le public est en position d’observateur – en raison de la coupe transversale de l’espace – mais ne peut s’affirmer comme témoin neutre alors que la vidéo mange le mur du fond. La dynamique du jeu théâtral et de sa retransmission vidéo en direct dessine un croisement qui brouille magistralement cette frontière entre spectateur passif et culpabilité sociale.

L’heure existentialiste d’une destruction programmée. L’heure qui vous prend à la gorge. Mais que pourra répliquer le public ?