Taupe qui roule n’amasse pas mousse

La Nuit des taupes

Philippe Quesne - La nuit des taupes (Welcome to Caveland!)

(c) Martin Argyroglo

Cet antispectacle étant assez loquace sur son intention exploratoire de la caverne platonicienne, je laisse là cet aspect et m’engouffre à l’aveugle dans d’autres galeries ne gardant de l’allégorie que son image spectrale. « Welcome to Caveland! » est un projet dual conçu par Philippe Quesne : une installation matricielle itinérante au sein de laquelle artistes, performeurs et spectateurs de tout poil vont ensemble expérimenter des formes nouvelles, et la présentation de « La Nuit des taupes », objet scénique non identifié où l’humain est visible seulement par les interstices. La grotte, pensée non comme lieu refuge mais comme espace utérin de gestation, enracine et lie les deux propositions, avec comme guides éclairés une attachante communauté de taupes. « Star Taupes » donc.

Le plasticien offre à ceux qui acceptent le voyage au centre de la terre un cadeau inédit, une exclu, un scoop : la vision d’un empire sans dehors dans l’attente d’un événement. Attendre que quelque chose advienne, voilà aussi la mission du public ballotté entre gags clownesques et visions de cauchemar, labeur titanesque et absurde, mottes de terre en mousse et taupe’s band en live. Car, dans notre quotidien, ce travail de taupe apparaît dans un après-coup irrémédiable. Ce que la taupe fait ne se constate que devant les taupinières, la taupe elle-même ne se laissant voir que morte ou aveuglée, en tout cas jamais au travail. Symboliquement, le « royaume des taupes » est aussi celui des morts.

L’univers de Derrida est hanté de messies et de spectres, de taupes revenantes ou surgissantes, qui répondent à l’attente impatiente d’une apparition. Dans « l’ouverture messianique à ce qui vient », leur venue assouvit une soif de justice et accomplit une promesse d’émancipation. Elle est la manifestation du désormais fameux « messianique sans messianisme ». Comme le roi assassiné qui hante les nuits du royaume de Danemark, la taupe est un esprit, un spectre, une apparition messianique. Marx rapproche également la figure de la taupe et celle du spectre : agissant dans l’ombre, creusant ses terriers avant d’éclater sur la scène de l’altérité, la taupe est un spectre souterrain au même titre que le fantôme est une taupe aérienne. Unissant tous les penseurs à taupes dans son « Essai de taupologie générale », Daniel Bensaïd utilise l’animal comme métaphore des résistances souterraines et des irruptions : « Elle (la taupe) fait son trou. Elle mine et elle sape. Elle prépare la crise qui vient. La taupe est un Messie profane. Le Messie est une taupe, myope et obstinée, comme elle. La crise est une taupinière soudain éclose. »

De concert avec Marx, il condense en la taupe l’entité qui, ne se résignant pas à un état de choses donné, creuse et fragilise ce dernier par une activité souterraine accouchant, sur scène au sens physique du terme, d’un événement libératoire. Résistance ! Ce que Philippe Quesne nous donne à observer, c’est l’incarnation visuelle du mundus latin, ce trou circulaire destiné à fonder la cité et où les fondateurs jettent les mottes de terre issues de la patrie afin de faire communiquer les morts avec les vivants. Le mundus est aussi la fosse servant à la fondation du temple et dans lequel se trouvent inhumés les restes de l’oiseau de bon augure ainsi que ceux d’un héros. Les taupes étaient d’ailleurs sacrifiées en l’honneur de Poséidon, responsable de la stabilité du bâti. Il s’agit donc bien d’une spectralité, de la revenance aussi bien animale qu’humaine.

À moins que le public circonspect assiste en fait à une vaste fumisterie, ballet gauche d’acteurs valeureux déguisés en taupes géantes à moitié aveugles qui passent leur temps à trimbaler mousses et structures de bois aux quatre coins du plateau en jouant Jacques Brel au thérémine. Au choix.