Virginia Woolf : l’éphémère et l’euphémisme

Let Me Try

Isabelle Lafon, Les Insoumises, Let me try

(c) Pascal Victor

Un plateau vide où s’accumulent des piles de feuilles. Trois femmes – qui sont-elles, au juste ? – en détachent des extraits du « Journal » de Virginia Woolf, qu’elles lisent tour à tour. Avec « Let Me Try », deuxième volet de son cycle « Les Insoumises », consacré à des figures féminines, Isabelle Lafon évoque l’auteur de « Mrs Dalloway » avec intelligence et sensibilité.

C’est un théâtre pur, sans emphase, qui favorise l’émotion. Le dispositif est simple et dépouillé, presque fragile. Il fait entendre la singularité de l’écriture du journal intime, s’attache à une énonciation au présent, restitue « la moindre miette de chaque heure qui passe ». Les pages lues par les comédiennes semblent avoir été tirées au hasard et leurs voix se relaient, sans autre transition que la mention de la date de l’écriture. Comme si le murmure intérieur de la conscience était à la fois toutes ces voix, parfois hésitantes ou balbutiantes, une conscience présente en train de se remémorer et d’écrire. Le spectacle, construit sur des fragments, se caractérise par une forme disloquée, volontiers elliptique et allusive, s’attachant à des contours concrets plus qu’à un contexte. Pourtant, certains thèmes reviennent obstinément, comme des leitmotivs, et la voix unique de Virginia Woolf s’impose avec force : la vie à la campagne et à Londres, les réunions pour le Labour, la présence des êtres chers (le mari Leonard, l’amante Vita), les mondanités, la guerre, l’écriture, la mort…

Dans son « Journal », Woolf capitalise l’éphémère, l’inutile, ce qui est voué à disparaître, les images furtives et fugitives du quotidien : une abeille dans la cheminée du grenier, une fausse tresse qui tombe dans la soupe, les reflets du soleil sur un tronc d’arbre… Ou encore les ailes ensanglantées d’une perdrix dévorée par un faucon. Car la mort vient s’inscrire en permanence dans la trame des jours. Mais l’humour – surtout lorsqu’il est vache – permet de gommer le drame, de le maintenir à distance, de l’euphémiser ; la disparition de Katherine Mansfield, en janvier 1923, est un choc qui donne toutefois lieu à « un soulagement : une rivale en moins » ! Les actrices, abandonnant momentanément la lecture du « Journal », évoquent la mort de Virginia à la troisième personne, tandis que retentit la « Cavatine » de Beethoven, que Leonard avait juré de faire jouer pendant ses obsèques. Les dates s’accélèrent alors et mènent en mars 1941, quelques jours avant le suicide.

Ce « chercheur sans repos », comme se définit Virginia Woolf, en quête d’une écriture nouvelle, doute pourtant de l’intérêt de son entreprise de diariste : « Je ne devrais pas perdre mon temps à faire une chronique de la vie quotidienne. » Elle imagine néanmoins qu’à sa mort Leonard pourrait « en tirer de quoi faire un petit ouvrage, en resserrant les pièces et les morceaux ». La lecture de Proust, qui la ravit et la complexe tout à la fois, l’encourage à vouloir « capter le plus infime détail au cœur des nuances les plus subtiles ». Une écriture idéale ne pourrait-elle se nourrir de ce journal intime ? « Imaginons qu’on puisse retrouver la qualité d’une esquisse dans un travail achevé et plus élaboré. » Le spectacle d’Isabelle Lafon, « aussi solide que la corde d’un violon, aussi évanescent qu’une aile de papillon », y parvient assurément.