Année ironique pour nihilistes hallucinés

1993

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On cherche encore l’onomatopée adéquate pour qualifier l’état d’essorage dans lequel on sort de « 1993 », création nihiliste-blafarde de la fratrie Gosselin-Bellanger au-dessus de laquelle plane l’ombre du père Houellebecq. « 1993 » décrit l’état du monde avant sa fin, ramassant par là une intensité de stade terminal, dans lequel les « corps sont devenus des choses », les excitations stroboscopiques des expériences existentielles, les discours cosmétiques de dirigeants onusiens l’écho des conversations formatées, partageant avec celles-ci le même vide, d’étudiants Erasmus qui laisseront leurs dernières forces dans des flaques de vomi exutoires. On s’est abandonné au déchaînement scénographique de Julien Gosselin, dont la profusion et le mouvement permanent semblent répondre à l’état de crise paralysant l’Europe contemporaine, empêtrée dans ses contradictions, creusant ses sols pour favoriser les passages de marchandises, de particules, d’hommes (tel est le propos inaugural du spectacle : en cette fin de millénaire, deux tunnels transfrontaliers sont créés, celui de la Manche et celui du Cern, à la frontière franco-suisse, en vue de construire le plus grand accélérateur de particules), en immobilisant d’autres. Les clignotements de lignes lumineuses désynchronisées – des flux qui ne peuvent qu’être interrompus, des itinéraires fragmentés, des arrêts aux frontières –, le texte en permanence crié par ses acteurs – parce qu’il faut bien s’entendre malgré les bruits du monde –, le brouillard enveloppant sensuellement un public fasciné, groggy, comme la matérialité de l’indifférence : tout est signifiant, le décor créant une sublime homologie avec son propos. La scène, coupée en deux par un écran qui la prolonge et la surveille, dispositif désormais régulier de Gosselin mais toujours aussi pertinent tant le « réel » de la scène ne semble pouvoir exister sans son double, conjugue les images ralenties de corps dansants et défoncés à la frénésie d’un son industriel, créant par là un sentiment d’imminence tragique, comme si quelque part les choses se ralentissaient pour mieux laisser place à l’explosion des autres. Du texte de Bellanger, de ces prophéties hurlées sur fond de techno frénétique, on ne retient pas tout, car il est trop dense, comme l’est le pullulement de l’information aujourd’hui, mais qu’importe, on a compris qu’il n’était plus, au sein du contemporain, que question de s’accrocher à quelque radeau, à quelques mots ou individus, position qui est aussi la nôtre face à « 1993 » : n’y entendre, voir et retenir que ce qui fait sens pour nous, nous obligeant à une vigilance de tout instant, rompant par là avec l’accusation si facile qui réduit cet effet immersif à un effet de séduction. En traitant, entre autres, de la crise de l’Europe (un des thèmes phares du festival de Marseille), de l’hypothèse d’une fin de l’histoire (l’œuvre éponyme de Fukuyama au fondement du spectacle), « 1993 » interroge sur une expression qu’on se refuse à prononcer, la fin de l’homme, la fin des hommes, d’emblée moins abstraite que celle du continent : c’est ce que montrent les photographies des plages lugubres de Calais, terrifiantes d’absence humaine, c’est ce que donne à entendre le martèlement de la salle par l’Eurodanse artificielle et synthétique qui inondait l’Europe dans les années 1990. On n’a jamais autant pris la mesure du vide laissé sur ces plages frontières. En survenant à la toute fin du spectacle, cette séquence donne l’impression, suprêmement ironique, qu’il s’agit d’un paysage d’après bataille alors même qu’il en est le cœur.