Cecilia Bengolea et François Chaignaud forment depuis dix ans un duo internationalement reconnu et particulièrement détonant dans l’univers de la danse contemporaine, finalement plus formaté qu’il n’y paraît. Pendant plus d’un mois, les deux artistes prennent leurs quartiers au CND de Pantin et proposent avant l’arrivée du printemps de voir refleurir plusieurs spectacles emblématiques de leur œuvre exubérante et transgressive, totalement décomplexée.
Ils ont tous les deux été formés à la danse, mais leurs horizons ne se limitent pas à l’art chorégraphique. En s’associant, ils regroupent une somme considérable de savoirs littéraires, historiques et anthropologiques. Très proche des arts plastiques et de la performance, leur geste artistique renonce au cloisonnement et aux hiérarchies pour mieux combiner de nombreuses inspirations allant du ballet classique aux danses urbaines nées dans les milieux underground latino et afro-américains.
Le métissage culturel ainsi que l’hybridation des formes et des styles sont la marque de fabrique des deux artistes, invités aussi bien par le ballet de l’Opéra de Lyon que par la troupe du Tanztheater Wuppertal. Leur danse doit beaucoup au clubbing et à la pop culture. Elle se réclame aussi de rituels primitifs, de traditions folkloriques, de danses libres du début du xxe siècle et du body art. Elle emprunte ses mouvements au voguing, au strip-tease et au dancehall. Le twerk côtoie sans complexe la danse sur pointes. Sophistiquée et populaire, bling-bling et vintage, jouissive et agressive, la danse est incontestablement chargée d’un puissant désir de liberté qui s’exprime entre sensualité aguicheuse et véhémence contestataire.
Souvent dénudés et hypersexualisés, les corps des danseurs s’exhibent et exultent explicitement. S’ils cherchent à écarter les penchants machistes et hétéronormés des danses du peuple qu’ils revisitent, ils en soulignent toute la dimension sensuelle et subversive. Il est d’ailleurs courant d’y reconnaître les codes de la danse queer. Dans des scénographies dépouillées se déploient une variété de looks, de gestes, de genres hyperréférencés. En bonnet rasta, jogging, justaucorps, minishort et string multicolores, les interprètes se présentent volontiers dans des accoutrements marginaux et décalés.
Dès leur première création, « Pâquerette », scandaleuse malgré son titre bucolique, les deux artistes partent à la rencontre de zones chorégraphiquement inexplorées, tel l’anus. S’étant introduit un godemiché dans les orifices les plus intimes, ils proposent un pas de deux mimant l’extase qui interroge la pénétration comme mode de relation. La crudité du geste a de quoi heurter les sensibilités, mais la pièce comprend aussi une bonne dose d’humour et de poésie insolites. Elle montre combien la danse est une question d’organicité, car le corps s’y exprime en répondant à des sensations qui le contraignent autant qu’elles le libèrent. À l’inverse, dans « Sylphides », les corps se présentent entravés jusqu’à l’asphyxie, enfermés dans des grands sacs à taille humaine, le latex noir faisant office de seconde peau. Délibérément affiché ou calfeutré, le performer est mis à rude épreuve et réalise d’infinies prouesses. Il s’apparente à un objet fascinant de beauté et d’étrangeté.
Impliquée dans le contexte politique actuel, la danse se confronte aux normes dictées par l’académisme et se réinvente en opposition à la violence inhérente au fonctionnement du monde, à l’exclusion, à l’injustice, aux inégalités. Elle se revendique comme un vecteur enjoué d’émancipation intime et sociale. Sur scène, un tandem affranchi ayant le goût de l’extrême offre une célébration provocante mais nécessaire de la vie freestyle.