Faire-part de naissance

Toter Hund in der Chemischen Reinigung: die Starken

© Gianmarco Bresadola

« Pour savoir, il faut s’imaginer. » C’est fort de cette certitude défendue par Georges Didi-Huberman dans « Images malgré tout » que nous sommes partis à Berlin assister à une représentation de la dernière création d’Angélica Liddell, à la Schaubühne. Sans parler un mot d’allemand. Et sans surtitres, évidemment.

Mais alors, que reste-t-il ? Que reste-t-il de l’expérience verbale si puissante que représente habituellement une performance de la metteuse en scène et dramaturge espagnole, quand on ne peut partager avec elle le plaisir de la langue ? Cette langue qu’elle malmène, qu’elle hurle et qu’elle crache au visage de son public, avec cette force qui fait d’elle une des artistes les plus singulières de son temps ? Il reste l’image, bien entendu. L’image, ou plutôt toutes les images. Celles que l’artiste nous montre, d’abord, puis celles que nous travaillons jusqu’à les faire nôtres, et celles que le temps use jusqu’à les rompre et faire d’elles bien plus que la représentation d’un soir : celle d’une époque.

Sur scène pourtant, tout paraît conforter le public dans son habitude, puisque la scénographie ne semble être constituée que de l’ensemble des artefacts classiques auxquels nous a habitués la performeuse. La terre, divine et violente, de « Todo el cielo sobre la tierra », les bouquets de fleurs, kitch et mortuaires, de « You Are My Destiny », et la peinture, toujours, alors que « Les Hasards heureux de l’escarpolette » ont remplacé la « Vénus d’Urbino » qui trônait somptueusement sur le plateau de « Primera carta de San Pablo ». Mais cela n’est qu’un leurre. Un appât lancé aux âmes mortes qui ne regardent pas l’artiste. Car malgré les images, les mots ont un sens, et semblable n’est ni semblant, ni identique.

Ici, il n’y a qu’à observer ces silhouettes, ersatz de la modernité qui errent sur les planches, hache à la main, maillots de foot, qamis saoudiens ou sarouel afghan sur les épaules. Alors, on comprend. Bien entendu, Angélica Liddell parle d’aujourd’hui, comme toujours, mais alors qu’hier elle semblait le magnifier par son passé, elle paraît aujourd’hui vouloir tuer ce dernier, ou bien plutôt nous inviter au banquet de son assassinat. Si ce n’est cela, comment expliquer ces images, sublimes, de cette femme à moitié nue qui avance au ralenti, tirant sans ciller sur une toile de Fragonard, alors que résonnent dans les enceintes saturées de la Schaubühne les mots morts du « Major Tom » de David Bowie ? C’est impossible autrement.

C’est sordide, vous direz-vous ? Certainement pas, bien que règne dans la salle au terme des 2 h 40 que dure la représentation une atmosphère d’une tristesse abyssale. Et cela ne peut être sordide pour une simple raison, qui fait au passage d’Angélica Liddell une des artistes les plus christiques du moment, tant elle semble perpétuellement renaître d’une mort à laquelle chacun de ses spectacles précédents paraissait l’avoir condamnée : elle ne fait finalement ici qu’utiliser l’image de mort pour célébrer, tristement mais tout de même, l’avènement d’un aujourd’hui. C’est en tout cas ce qui ressort des deux derniers tableaux de cette pièce, qui voient tour à tour la maîtresse du baron d’Argental descendre de sa balançoire et tituber au milieu des autoroutes de mort qui éventrent nos mondes, avant de mettre en scène ce qui semble être la fête donnée en l’honneur de la fin de ce passé peint, auquel il ne sert plus à rien de se référer. À cet instant, fidèle à Benjamin, pour qui « l’image vraie du passé passe en un éclair », Liddell nous invite finalement, avec une grande ironie qu’on ne lui connaissait pas, au plus bel événement qui soit : la libération de l’histoire de l’absolu du passé – permettant ainsi à chacun d’ouvrir le présent de son temps.