Parce que leur combat est de déverrouiller l’épaisse porte qui sépare Monsieur et Madame-tout-le-monde du sacro-saint théâtre dit contemporain, les metteurs en scène et documentaristes Anaïs Barbeau-Lavalette et Emile Proulx-Cloutier ont choisi d’offrir la scène à ces « vrais gens » qui – souvent à raison – peinent à s’y reconnaître.
Par le truchement de portraits d’habitants du quartier Centre-Sud de Montréal, c’est le Montréal humble, folklorique et toujours profondément optimiste qui est célébré. « La Madame de la rue Panet » est enfin mise à l’honneur. C’est comme ça qu’on dit dans le jargon d’ici quand on parle de ces gens qui traversent la vie sans faire de vague malgré la violence des courants. Ces âmes discrètes qui subliment l’ordinaire et font de leur existence un poème homérique. Un magnétophone sans filtre a capturé des récits de vie qui résonnent crûment dans la boîte noire de l’Espace Libre, très justement situé au coeur du quartier Centre-Sud. Et c’est parce que la confession est brute et authentique que le théâtre se fait documentaire. Barbeau-Lavalette et Proulx-Cloutier ont souhaité travailler avec leurs témoins plutôt que de les faire incarner par des comédiens professionnels, usage courant dans ce nouveau genre très en vogue. Dénué de voyeurisme et de miserere, leur travail auprès de ces huit citoyens est une brillante réussite. Ils évitent avec brio tous les écueils de la direction artistique d’acteurs amateurs et nous présentent ces personnages si familiers et si héroïques via leur simple présence muette, dans un clair-obscur d’une superbe pudeur. Les destins se succèdent en une galerie de tableaux tantôt attachants, tantôt cocasses, toujours vrais et vibrants. Aux histoires de vie spectaculaires de Jacqueline, ancienne effeuilleuse burlesque, Serge, artiste artisan-soudeur, et François, biologiste judiciaire et passionné de pêche, se mêlent les voix discrètes de Cybèle, qui a vécu la rue et l’hôpital psychiatrique avant de trouver la paix dans le goût des mots, et de Johanne, agente d’entretien dans une école secondaire. Ils ouvrent grand leurs blessures, livrent leurs erreurs et leurs fiertés avec la même spontanéité désarmante, venant chercher en chacun de nous cette humanité honteuse que nous dépensons tant d’énergie à réprimer. Des images d’archives du Montréal d’antan entrecoupent les portraits, créant le lien entre la grande et la petite histoire. Le plateau regorge de secrets, de portes et de trappes qui ne demandent qu’à être ouvertes, comme une boîte à bijoux magique dans laquelle on voyagerait tel un Petit Prince à travers les étoiles. Bien sûr qu’il est facile de toucher un public en le mettant face à de réels destins malmenés et écorchés. Et bien sûr que la qualité cinématographique de la proposition séduit les néophytes avec une efficacité irrésistible. Mais ce Pôle Sud s’impose comme spectacle à part entière, emblème du théâtre populaire québécois, par la subtilité de son émotion à vif et l’honnêteté de son geste. Le théâtre documentaire n’a jamais aussi bien porté son nom, didactique, bienveillant et généreux. C’est une invitation à plonger au cœur de l’île, à la rencontre « du p’tit monde qui font ce qu’ils peuvent. C’est simple pis noble en même temps. »