La liberté retrouvée

Monstres indiens

(c) Roger Legrand/Etienne Cuppens

« Monstres indiens », indique le site de la compagnie La BaZooKa, est un « solo fortement chorégraphique pour deux danseuses et un lapin ». Nous voilà prévenus : Etienne Cuppens et Sarah Crépin ne se prennent pas au sérieux. Exit la danse contemporaine ultracérébrale qui laisse le spectateur, confus, à la porte. C’est dans un de ses jeux d’enfant que la danseuse et chorégraphe Sarah Crépin a puisé l’idée de départ de son solo pour deux, alors qu’à six ans elle prétendait être une Indienne nouvellement arrivée en France et ne disposant que de ses codes propres.

L’enfance, on la retrouve dans cette danse aux allures de transe chamanique face aux miroirs. Car, des quelques veinards qui auront la chance de prendre place dans un des transats installés en cercle sur la scène du théâtre, personne ne regardera directement Sarah Crépin. Le public, comme l’artiste, fait face aux miroirs. Dès lors, une dimension voyeuriste s’ajoute à la dimension enfantine du spectacle. Si Sarah Crépin évolue sur son podium avec l’énergie et l’insouciance d’un enfant qui danse dans sa chambre à l’abri du regard parental, le spectateur est libre de scruter la danseuse sous toutes les coutures grâce à un habile jeu de reflets, et ce sans avoir à soutenir son regard.

On est alors tiraillé entre deux sensations : sommes-nous autorisés à voir ce que nous voyons ? Quelles sont les limites de la pudeur ? La danse effectuée sur scène est-elle aussi innocente qu’elle le paraît ? Lorsque apparaît la seconde danseuse, surgie brutalement de sous le podium, la chorégraphie se modifie sensiblement. Le corps prend alors conscience d’être observé par un regard extérieur et se fait plus lascif. La conscience de soi, induite par l’irruption de l’autre (et ce, qu’elle soit sollicitée ou non), provoque une brèche impossible à combler ensuite. Le corps libre de l’enfance laisse place à un corps observé, qui se contraint inconsciemment à se plier à ce qu’il ressent de l’attente de l’autre.

En l’espace de 45 minutes, le public assiste à la célébration de l’enfance et à sa mise à mort, à la naissance de la conscience de soi via le regard de l’autre, et donc au passage inévitable bien que tant redouté à l’âge adulte. Mais l’âge adulte n’exige pas que l’on renie l’enfant que l’on a été, atteste l’arrivée d’un lapin qui semble fait de morceaux de couette. L’enfant intérieur se débat encore et fait appel à un ami imaginaire pour ne pas être enterré. Peut-être faut-il alors accepter de faire la paix avec soi-même, de laisser cohabiter l’enfant ancien avec l’adulte nouveau. Si le corps physique a des limites, l’imagination, elle, n’en a pas. Voilà à quoi nous invitent Sarah Crépin et Etienne Cuppens : à renouer avec l’enfant que nous avons tous été, à s’accommoder de l’inévitable regard des autres avant de trouver le courage d’en faire fi. Et si être grands, c’était avant tout ne pas oublier que nous avons été petits ? Et si la liberté ne se perdait pas à l’âge adulte ? Et si tout ça, c’était juste dans la tête ?

Ainsi, tel est pris qui croyait prendre. C’est le voyeur qui, entraîné par Sarah Crépin, reçoit une leçon, une leçon d’indifférence au regard des autres. Car le plus important, à l’heure où le moindre de nos gestes est scruté par nos voisins, c’est d’être en accord avec soi-même.