Lénine déboulonné

Niels Ackermann et Sébastien Gobert

Korzhin, 3 juin 2016. Avec l’aimable autorisation de Niels Ackermann/Lundi13

Symboles de l’influence de la Russie sur le pays, les 5 500 statues de Lénine que comptaient l’Ukraine ont toutes disparu des places publiques et des stations de métro. Elles ont été détruites par la foule au plus fort de la crise ukrainienne de 2013-2014, avant que des lois de « dé-communisation », en avril 2015, n’organisent plus officiellement cette purge emblématique.

Le photographe Niels Ackermann et le journaliste Sébastien Gobert ont sillonné l’Ukraine pour comprendre ce qu’il était advenu de ces statues, une fois déboulonnées, et mieux cerner les enjeux de mémoire dans ce pays en guerre. Première surprise de leur exposition qui se tient au cloître Saint-Trophime, la scénographie, simple et ludique, imaginée par Peter Pfrunder du Fotostiftung. L’espace a été conçu comme une succession de piédestaux dont on aurait enlevé le promontoire. Le spectateur circule entre les colonnes et découvre au hasard de ses déambulations, les reliques bien cachées de l’ex-leader. Et des reliques, il y en a beaucoup, présentées dans une série de clichés aux couleurs froides, dont le cadrage laisse apparaître un monde en déliquescence, déshumanisé. Dans ce décor de décrépitude, trônent les restes de statues, en pied, en buste ou en morceaux façon charcuterie. Une série photographique tour à tour cocasse et poignante.

Certaines statues ont été remisées, intactes, parfois retournées contre le mur ou contre le sol en punition, d’autres ont été démembrées, décapitées à l’instar de l’idéologie qu’elle symbolise. Les Romains connaissaient la « damnatio memoriae », la condamnation à l’oubli – les statues des empereurs déchus étaient défigurées à coup de masse, leurs noms effacés des monuments publics – en Ukraine, la statuaire officielle russe a été victime de « Leninopad », la « chute de Lénine ».

Avec l’aimable autorisation de Niels Ackermann/Lundi13.

Les clichés de Niels Ackermann la montre humiliée, déguisée, repeinte en cosaque, grimée en Dark Vador ou en clown comme à Korji où une de ces statues, amputée des deux jambes, porte désormais une veste bleue canard et une chemise jaune criarde. D’autres encore sont livrées en pâture à la nature : « elle va la dévorer », s’enorgueillit ainsi un habitant d’Obyrok qui a abandonné la tête du père de la Révolution bolchévique au milieu des ronces.

Les témoignages, recueillis par Sébastien Gobert dans tout le pays, dévoilent les conflits mémoriels qui animent la population ukrainienne et apportent un contrepoint lumineux aux photographies d’Ackermann. Craignant le retour du communisme, certains tentent à tout prix de sauvegarder « leur » Lénine, comme à Tchernobyl où l’effigie de pierre qui trônait dans l’ancienne centrale nucléaire, a été entreposée pour pouvoir être ressortie « au cas où les communistes reviendraient ». D’autres déplorent, à l’instar de ce retraité de Berdansk interrogé par le journaliste, qu’on se soit attaqué au « symbole d’une utopie perdue ; ils feraient mieux de se construire un avenir au lieu de détruire mon passé. »

Désossés, utilisés comme pied de baignoire ou – ironie du sort – entreposés comme un simple déchet de la société de consommation qui l’a supplantée, ces Lénine de pierre condensent toutes les contradictions d’une société ukrainienne en perte de repères.