L’urgence du symbole

Pelléas et Mélisande

© Charles Duprat

Il n’existe aucune version innocente de « Pelléas et Mélisande ». Aucune. Pour bien d’autres opéras, on pourra s’amuser à se laisser aller au bon vouloir de propositions scéniques et vocales originales. Parce que, après tout, la matière d’une œuvre est, dans une certaine mesure, malléable. Et c’est aussi en cela que réside le plaisir de la recréation : pouvoir s’amuser avec ce que nous laisse – après de longs siècles, parfois – l’auteur et son temps. Mais l’unique opéra de Claude Debussy (1862-1918) ne se laisse pas tordre à tout va. Certes, le texte symboliste de Maeterlinck, pourrait au contraire faire penser à une invitation au foisonnement le plus complet et divers de sens, plus ou moins ésotérique. Une porte ouverte à la multiplication des gestes (re)créateurs, rediscutant la pensée obscure des personnages et l’intention dissimulée de leurs paroles. Il n’en est rien. Ici se joue un oxymore sans doute insoluble : si l’art, à l’image du symbole, suggère et provoque, impossible pour autant d’extirper cette œuvre du duvet épais, souple et étrange qui la recouvre. « Pelléas et Mélisande » explose sourdement en une fontaine de sens qui s’écoule avec sérénité. Mille gouttelettes forment un seul jet : un réseau d’indice flexible qui se doit de rester indestructible et incorruptible. Ici réside la difficulté ; car si on pourra choisir ou non de valoriser tel miroitement de la surface du livret et de la partition, on ne pourra pas en changer fondamentalement le cours, et donc l’essence.

En 2016 au Festival d’Aix, Katie Mitchell avait époustouflé son public, conquis non seulement par la pertinence de sa proposition, mais encore par une distribution de choc – déclamant avec une justesse infinie la langue française si rétive parfois à se musicaliser sur la partition. Le cœur de sa proposition reposait sur une scénographie entièrement focalisée sur Mélisande, personnage traité en poème : signe humanoïde fait d’ombre et de lumière où convergeaient tous les regards. Drame cachant le drame, femme-enfant terrible, maltraitée et manipulatrice tout à la fois. La pièce était alors clairement parcourue par une certaine lecture qui dirigeait le flot d’ambiguïté et de mystère sans, toutefois, enfermer le spectateur. Le contraste avec la version de Wilson déboussole. Impossible de nier la beauté du geste, l’harmonie des éléments de décor et de la lumière qui rend possible l’épiphanie au sens propre comme figuré ; matière métaphysique pour l’artiste américain, selon Frédéric Maurin, qui fait que « l’œil écoute ». Mais de cet ouvrage au cordeau, l’image qui s’en détache a bien souvent l’allure d’un travail académique léché qui réussit mal à faire sauter l’opercule ennuyeuse des convenances, tel qu’avait pu le faire Mitchell. À l’image de Pelléas, convié par son frère Golaud à rejouer la descente odysséenne – ou orphique, à vous de choisir – aux Enfers, on « étouffe » parfois.

Étrange, pourtant, car le travail du maître est sans égal : jeu de dégradés purs, minimalisme touchant et efficace, tableaux dynamiques malgré l’ordonnance d’un jeu épuré, réduit à l’évocation la plus stricte de l’idée – et qui fleure bon, ainsi, une certaine esthétique baroque, origines mêmes du genre opératique. Il faut évacuer le surplus émotionnel pour faire éclater un sensible précieux, délicat et complexe – à l’image du poète lui-même qui cherchait à affranchir la scène d’un carcan cathartique devenu trop lourd, pour voir s’épanouir une beauté d’un type impérissable. L’acmé en est la première scène de l’acte III, lieu commun de la rencontre nocturne des amants, qui éclate en un moment de pure poésie, travaillé par des réminiscences médiévales (intervalles « justes » à l’orchestre ; mélodie au ton archaïsant de Mélisande « Mes longs cheveux descendent… » ; référence aux trois saints) et le lourd héritage littéraire conduit par l’ensemble de la situation (Shakespeare, etc.). L’appareil scénique de Wilson et le jeu des artistes touchent ici au summum de sa pureté et de sa justesse.

Difficile, cependant, d’être touché-e de manière égale pendant les trois heures de spectacle. Non seulement parce que la proposition de Wilson, entrée au Panthéon virtuel de notre culture, ne surprend finalement plus ; mais aussi parce que cette recréation semble être incertaine quant à certains choix. Avec, par-ci par-là, quelques rondeurs vocales et prononciations hors-sujet (le choix d’Anna Larsson pour cette production est discutable) ainsi qu’un orchestre manquant par moments à renouveler en profondeur sa couleur, la performance peine parfois à s’extirper de son statut d’exercice académique. Au milieu de ces petites hésitations, il faut saluer les fantastiques performances de l’excellente Jodie Devos (le petit Yniold) et Franz-Joseph Selig, interprète de longue date d’Arkel qui offre, là encore, une parfaite interprétation du vieil et mystérieux roi d’Allemonde.

Il faut espérer que le geste, devenu dogme, ne s’étrangle pas plus. On demande finalement moins un statut d’irréprochabilité lisse et inexorable plutôt qu’un scintillement étrange et irrégulier d’où provient ce sentiment profond d’inquiétude existentialiste intrinsèque à l’opéra « Pelléas et Mélisande » : retrouver la magie.