De quoi « Spoon » est-il l’écho ? On assiste ici à une proposition qui interroge le concept même de représentation. Qu’attendons-nous du théâtre ? Sommes-nous tous des formatés de la scène ? Si tel est le cas, la proposition de Nicolas Cantin, français d’origine mais québécois d’adoption, permet au public de réfléchir sur ce qu’être assis dans une salle, face à un plateau habité, peut signifier. Et vient ainsi bousculer la relation utilitaire que le spectateur peut entretenir avec les productions artistiques. N’attendez rien, braves gens, pas d’histoires, pas de catharsis ni de rires. Il ne se passe rien et c’est justement dans ce rien poreux et riche de vie que le théâtre peut aussi prendre corps et sens. Une heure pour se laisser apprivoiser et lâcher ses repères. Une heure d’illusions pour appréhender un bout du réel. Refusant la simplicité et invoquant le vide, le chorégraphe convoque deux petites filles, aussi innocentes qu’espiègles, pas vraiment habituées jusqu’alors à arpenter les scènes. Tout à fait banales et totalement au présent, elles ont cette fraîcheur qui attire l’émotion comme la mouchette au mois de mai, dessinent, mangent, se cachent, se déguisent et dansent. Elles sont et jouent. Elles vivent et proposent. Elles s’expriment et raisonnent. C’est un travail sur la liberté, certes, mais une liberté pensée et écrite. Un exercice de liberté. Voilà certainement tout l’enjeu et l’intérêt de cette proposition ; le décalage subtil entre l’enfance à nue et les conventions, l’observation sociologique et la transformation artistique. L’artiste creuse les failles et glisse le mouvement dans les interstices. La lumière nous parvient comme filtrée par des persiennes, comme un rêve à demi-éveillé. Regardons-nous (et recevons-nous) différemment parce qu’elles sont des enfants ? Avec une bienveillance accrue certainement, mais la distance et les silences de la mise en scène permettent heureusement de se détacher d’un éventuel pathos facile et de prendre le temps de la digestion sans être alourdi d’une émotion fabriquée. Malgré une forme lisible et parfois même poétique, ce spectacle ne s’offre pas facilement tant il épure jusqu’à l’os pour ne livrer que la substantifique moelle. Un peu entomologiste, Cantin capte le vivant dans son présent et le dissèque en dilatant le temps jusqu’aux limites de l’ennui. « A-t-on besoin de spectacle ? J’en doute. Ne faut-il pas réenchanter le quotidien ? « Spoon » a une dramaturgie, mais je n’ai pas de propos », nous dit-il. Une prise de risque donc, mais reste en sortant de la salle une sensation agréable d’être considérés comme des sujets qui pensent et non pas seulement comme des chairs qui ressentent. Contre toute attente, cette proposition s’adresse principalement au cerveau et remet en jeu notre propre expérience de spectateur.
Ne rien se dire éperdument
Spoon