On vous emmerde

L’Homme qui valait 35 milliards

© Dominique Houcmant (Goldo)

Ce sont aujourd’hui les Belges qui parlent le mieux des dérives sociales et politiques – voire métaphysiques – de l’hexagone. Le Collectif Mensuel signe ici une adaptation du roman de Nicolas Ancion, « L’Homme qui valait 35 milliards ». La trame narrative est d’abord celle d’un cri : le sursaut d’employé(e)s, licencié(e)s par l’entreprise ArcelorMittal, qui cherchent à retrouver leur dignité et un semblant de justice pour, peut-être, redonner du sens à leur existence. C’est dans la ville de Liège que se joue leur avenir, fracassé sur le mur de la spéculation financière derrière lequel le « grand patron » se drape, dans le voile d’une pudeur médisante.

Manichéisme ? Oui et non. Oui, parce qu’on n’échappe pas à quelques clichés ou simplifications qui servent le discours et facilitent l’énergie furieuse de la pièce. Non, parce qu’on ne demande pas à Sandrine Bergot, Baptiste Isaia et Renaud Riga de nous servir un énième article d’économie sur papier glacé. Le collectif théâtral remplit un rôle ancien et vénérable : celui de répondre à une absence ; de redonner la voix à celles et ceux qui en sont privé(e)s, de ranimer un débat trop vite oublié des médias, de raviver les consciences politiques.

Celui qui se définit par ce qu’il possède n’est pas grand-chose, en réalité, nous avait déjà appris Pascal. En reconstruisant une hiérarchie que l’on croyait abolie avec la mise à mort de l’Ancien Régime, l’oligarchie d’ArcelorMittal recrée une élite aux couleurs et à l’odeur de l’argent, et use d’un ton condescendant que les acteurs manipulent à merveille. De ce cynisme naît aussi une forme de fascination, la beauté cruelle d’un homme qui cherche à se prémunir de toute obligation fraternelle et de toute responsabilité intellectuelle. Reste au théâtre à conscientiser son public… sans moralisation abrutissante.

Pari tenu pour le trio de comédiens, accompagné en musique par Quentin Halloy et Philippe Lecrenier. Leur proposition est guidée par l’envie d’aborder l’actualité sous un angle de dérision générale : en frappant juste, mais en frappant un peu partout. Par moments, on voit surgir la farandole du coup de gueule, la suite bachique d’une colère qui risque de s’étouffer dans les gorges si on ne la vomit pas – exorcisme d’un mal que personne ne veut entendre. Dans un mouvement puissamment rythmé et timbré par la musique, la colère se meut en énergie pure et crache à la figure de tout le monde : à celle des bobos et de leurs « soupe aux orties et capotes en chanvre » ; à celle des petit(e)s vieux/vieilles qui ne croient plus au futur puisqu’ils n’y vivront plus ; à celle de l’Église qui se porte caution ; à celle des artistes et de leur statut d’assisté(e)s ; à celle des spectateurs(trices) et de leur bonne conscience.

Au « combien voulez-vous ? » du « grand patron », les comédiens veulent répondre à arme égale. Par les mots. Par la vérité. Par l’émotion. Sur scène, tout le monde se trouve défait de son masque pour tenter, à son tour, de redonner au système un visage humain. De l’intime vers l’universel, la pièce brasse rage et dégoût mais aussi un amour profond. Un amour solidaire.